Le conte de la princesse Kaguya
Isao Takahata
par Céline Gobert
Dans son précédent film Mes Voisins les Yamada, réalisé il y a quatorze ans, Isao Takahata célébrait déjà la forme et l’esprit de l’haïku – ce bref poème japonais – et citait via un découpage en chapitres les maîtres de cet art littéraire : Bashô et Buson. A l’instar d’un haïkiste à la recherche du mot juste, l’animation de Takahata (créateur qui ne dessine pas, contrairement à son célèbre confrère Miyazaki des studios Ghibli) ne joue pas la carte de la description mais celle de l’évocation. Kigo (un mot pour une saison) afin d’évoquer le rythme saisonnier (l’instantané « cerisier en fleurs » associé au printemps, les « flocons de neige » à l’hiver) ou encore ellipses pour exprimer le temps qui passe, elle ne célèbre que deux choses : la beauté de la simplicité, le miracle de la nature. Cet esprit, qui plus est empreint d’un profond respect pour les figures fondatrices du Japon (littéraires ou historiques), se retrouve dans son Conte de la Princesse Kaguya, justement adapté d’un texte populaire, ancien, et très connu dans son pays, « Le Conte du coupeur de bambous » : l’extase vient d’un melon volé dans un champ, le plaisir vient de la dégustation de grappes de raisins, le seul danger vient de la capture d’un faisan sauvage.
Le conte, comme le film (nommé aux Oscars 2015), suit le destin de la princesse Kaguya, découverte par un paysan pauvre dans la tige d’un bambou. La petite fillette pleine de joie va vite se transformer, sous l’empressement de ce père exigeant, en princesse triste, convoitée par plusieurs princes, riches et insipides. Les croquis, baignés d’aquarelle, vont droit à l’essentiel et le film aime à jouer avec sa forme minimaliste, comme le faisait déjà Yamada avec son animation assistée par ordinateur et inspirée d’un yonkoma (manga comique à quatre cases). Dans Kaguya, Takahata ne s’embarrasse pas non plus de détails – même si le dessin possède davantage de délicatesse – ce qui le sert plutôt bien dans l’univers très fantaisiste du conte qui aime à s’embraser de merveilleux et de symbolique: son montage elliptique, où la princesse grandit et vieillit à la faveur d’un changement de plan, ou cette séquence où les traits des dessins se font plus noirs, plus grossiers et plus rapides, et ce afin de signifier la fureur de l’héroïne, le confirment. Au-delà des dessins, d’un sublime jamais égalé chez Ghibli, Takahata retrouve également ses motifs préférés : l’innocence perdue, l’enfance sacrifiée, la magnificence de la nature (montagnes, rivières, fleurs et géantes prairies colorées).
Adapter le conte de Kaguya, c’est également revenir une nouvelle fois sur ce qui obsède le cinéaste : l’exploration de la cellule familiale. Anéantie dans Le Tombeau des lucioles, film crève-coeur sur le destin tragique de deux orphelins pendant la guerre, générationnelle dans Mes Voisins les Yamada, qui narre le quotidien incongru d’une famille typique japonaise, ou menacée dans Pompoko, avec ces animaux (les tanuki) qui voient leur habitat peu à peu détruit, la famille est au cœur du cinéma de Takahata. Dans Kaguya, elle incarne une forme terrifiante de totalitarisme : le père, tout-puissant, exerce aveuglément son autorité et emprisonne peu à peu sa fille. Victime d’une double domination (les diktats patriarcaux et sociaux, ici intimement liés), la fillette Kaguya, jadis libre et joyeuse, expérimente tour à tour différentes prisons – un placard, une carriole, des habits, le palais – tout, jusqu’à la planète Terre, l’enferme et la contraint. Comme dans ses précédents films, le cinéaste japonais (se) questionne : jusqu’où l’influence de la famille est-elle déterminante ? Que transmettre, comme philosophie, comme valeurs, à ses enfants ? Comment se libérer des chaînes de son enfance (nostalgie, amours, parents) ? La réponse, poétique et lunaire, qu’offre le conte, et qu’Isao Takahata achève avec beauté d’un morceau mélancolique (« Mémoire de la vie » entonné par Kazumi Nikaidô), vient clôre l’aventure Ghibli du cinéaste, avec la même puissance émotionnelle qui habitait déjà ses héros imparfaits d’il y a vingt ans.
La bande annonce du Conte de la princesse Kaguya
12 février 2015