Le dernier pour la route
Philippe Godeau
par Eric Fourlanty
Les Français n’ont jamais été très doués pour le « film sur ». Genre éminemment hollywoodien, le « film sur » sur l’alcoolisme, sur le racisme, sur l’autisme, etc. demande un désir et une volonté d’efficacité qui s’inscrivent à merveille dans la culture américaine mais qui détone dans la manière française, plus encline au doute, à la rationalité et au « chacun a ses raisons » cher à Renoir. Dans l’une de ses formules à l’emporte-pièce, Godard enviait cet aspect du cinéma américain lorsqu’il parlait des équipes de cinéma U.S. qui, disait-il, « sont comme des équipes de football » ¬ comprendre, littéralement tendues vers le même but. C’est la nature même du « movie of the week », objet si peu cinématographique, mais tout entier dans sa mission de sensibilisation et d’information, entre divertissement et agit-prop.
Tiré d’un livre autobiographique d’Hervé Chabalier, l’un des fondateurs de Capa, célèbre agence de presse, Le Dernier pour la route retrace les cinq semaines qu’un patron d’une agence de presse (François Cluzet) passe dans un centre de désintoxication pour en finir avec l’alcool. Cinq semaines bien tassées au cours desquelles il fera la paix avec la mort d’une petite sur, son idéalisme destructeur et une hyper-sensibilité qui le menait tout droit à la cirrhose.
Première réalisation de Philippe Godeau, un producteur au-dessus de tout soupçon (Adultère, mode d’emploi, Le Garçu, Baise-moi), Le Dernier pour la route est un « film de la semaine » à la française. Il en a les qualités et les défauts. Côté qualités, un récit sobre et sans détours, une mise en scène qui ne se met pas de l’avant, et, surtout, une distribution impeccable. En tout premier lieu François Cluzet qui, avec l’âge, prend une épaisseur, une densité, un mystère qui en font un des acteurs français les plus fascinants de sa génération. De ceux qui peuvent nous happer en ne faisant rien. Une présence forte pour un film qui l’est beaucoup moins.
Le grand défaut de ce film irréprochable, dans le sujet comme dans la forme, c’est de n’en avoir aucun. Tout vient du postulat de départ qui, plutôt qu’ un film sur un alcoolique, est un film sur l’alcoolisme. On y illustre de nombreux cas de figures : le cadre friqué, mari pourvoyeur, père absent, qui traîne une blessure d’enfance (Cluzet); la nymphette rebelle (Mélanie Thierry) qui crache sa haine d’elle-même en crachant sur les autres; le fonctionnaire érudit (Michel Vuillermoz), rigolo pas très beau, qui a foutu son mariage en l’air; la patronne de café qui a élevé ses quatre enfants seule et n’en peut plus de boire la caisse; la pseudo-nymphomane qui s’avère être une petite fille blessée, etc. Ça donne une belle galerie de portraits sans que ça fasse un film. Ou plutôt, sans que ça fasse du cinéma. Le cinéma est ailleurs.
Celui de Pialat, de Kusturica ou de Ken Loach est truffé de poivrots, de soulons, de pochards (sans parler des écrivains, de Zola à Bukowski ). Mais aucun de ces cinéastes n’a fait de « film-sur-l’alcoolisme », laissant (grand bien nous fasse!) ce sujet en or aux sociologues, aux psychologues et autres «ogues » de tout acabit. Avec son label « qualité française » du 21e siècle, Le Dernier pour la route est un drôle d’objet hybride : rigoureux dans sa fabrication, impeccable dans son exécution mais étranger à sa propre culture, fasciné, sous ses dehors franco-français, par une efficacité américaine qui lui échappe. Jusqu’à Cluzet qui ressemble de plus en plus à un Dustin Hoffman hexagonal, jusqu’au titre qui fait littéralement écho à cette mythologie chère au Frank Sinatra des années Rat Pack : « let’s make it one for my baby, and one more for the road » On repassera, hélas, pour l’efficacité autant que pour le cinéma. Français ou hollywoodien.
28 janvier 2010