LE DEUXIÈME ACTE
Quentin Dupieux
par Simon Laperrière
En 2010, Quentin Dupieux s’impose comme l’une des voix les plus originales du cinéma français avec Rubber, un deuxième long métrage complètement décalé. Ce film – un slasher ayant un pneu télépathe en guise d’assassin ! – expose un leitmotiv que le réalisateur va décliner à de multiples reprises par la suite. Rubber s’ouvre en effet sur un personnage qui, en s’adressant directement à la caméra, affirme que l’œuvre porte sur le « No Reason ». Inutile de chercher le moindre sens à son humour absurde, elle n’en aurait aucun.
Ayant le mérite de contrecarrer toute interprétation, cette désinvolture va servir de moteur à l’ensemble de sa filmographie. De son propre aveu, Dupieux expérimente avec les limites de la fiction par pur plaisir ludique, sans chercher à apporter un quelconque raisonnement ou une profondeur thématique à ses intentions. Ainsi, quand il brise subitement le quatrième mur dans Au poste ! (2018), on ne voit pas trop où il veut en venir et ce n’est pas bien grave, puisque l’effet de surprise est lui-même suffisamment efficace pour justifier ce ressort narratif.
Portant sur le métier de comédien, Le deuxième acte (2024) se réclame du même esprit de liberté. Les gags surréalistes sont encore une fois au rendez-vous, leur ambition n’étant apparemment que de provoquer le rire. Dans un restaurant, par exemple, un figurant qui doit interpréter brièvement un serveur (Manuel Guillot) s’avère incapable de remplir un verre de vin sans trembler des mains. L’humour découle ici d’un jeu avec la durée, Dupieux étirant la scène jusqu’à un paroxysme de malaise. Quiconque apprécie les pitreries dadaïstes du cinéaste y trouvera son compte.
Au-delà de sa nature purement burlesque, la maladresse de ce pauvre homme découle néanmoins d’une insurmontable angoisse. Partager l’écran avec des célébrités (ayant les traits de Léa Seydoux, Louis Garrel, Vincent Lindon et Raphaël Quenard) l’intimide au plus haut point, d’où sa gaucherie. Cette situation loufoque donne à Dupieux l’occasion d’explorer ainsi les inégalités de classe qui peuplent inévitablement les tournages. Elle renvoie d’ailleurs à la scène d’ouverture du film, où le traitement minable réservé à un acteur de second rôle implique qu’un climat de fausse camaraderie divise les stars du reste de l’équipe.
Le deuxième acte correspond pour le metteur en scène à un changement de cap déjà entamé avec l’hilarant Yannick en 2023. Les films de Quentin Dupieux se sont longtemps définis par un apolitisme pur et dur. Minimisant les références à l’actualité, l’artiste pose son regard exclusivement sur le septième art. Pareille posture accorde à son œuvre une dimension volontairement intemporelle (pensons au Daim [2019], qui semble se dérouler dans un univers clos), d’où la surprise d’entendre le personnage-titre de Yannick râler sur la gouvernance d’Emmanuel Macron, suggérant alors une certaine volonté de s’inscrire dans l’époque contemporaine – une impression confirmée avec Le deuxième acte.
À la suite de sa première mondiale en ouverture du Festival de Cannes cette année, plusieurs ont relevé que le long métrage se démarque de ses prédécesseurs par sa critique de l’industrie cinématographique. Tout comme Réalité (2014), son récit porte sur la préparation d’un « film qui n’existe pas encore ». Cependant, Dupieux n’emploie pas le contexte d’un tournage pour aborder frontalement le processus créatif. Si cette question demeure en périphérie, le plateau lui permet plutôt de dénoncer l’hypocrisie qui régnerait au sein de son milieu professionnel.
Le nerf du Deuxième acte consiste à suivre quatre acteurs qui, entre deux prises, tuent le temps en se baladant. En effet, Dupieux ponctue sa comédie d’une série de plans séquence montrant deux individus en pleine conversation. Posée sur des rails, la caméra se limite à suivre des échanges toxiques qui s’étirent pendant d’innombrables minutes. Leur longueur renforce l’illusion d’être témoin de remarques déplacées émises à la va-vite. Les personnages profitent donc d’un moment d’intimité pour dire tout haut ce que leurs compères penseraient tout bas. Loin des regards, ils rouspètent sans arrière-pensée sur ce trouble-fête que serait la vague de changements idéologiques qui secoue présentement le milieu. Dupieux se moque allègrement des pourfendeurs de la culture de l’annulation, qui la condamnent tel un fléau à grands coups de « on ne peut plus rien dire ».
Pour donner vie à ces protagonistes détestables, le réalisateur a fait appel à des têtes d’affiche reconnues pour leur soutien envers la justice sociale. Il y a quelque chose d’ironique à entendre Louis Garrel se plaindre de devoir éviter certains sujets s’il souhaite maintenir sa carrière. Tout aussi hilarant, Vincent Lindon incarne une version à la fois radicale et bêtement carriériste de lui-même. Lors d’un échange avec une collègue qui joue sa fille (Seydoux), il prétend que l’autodestruction du monde le préoccupe au point d’abandonner complètement le cinéma. Un coup de fil de son agent suffit pour qu’il change son fusil d’épaule, s’excitant alors à l’idée d’apparaître dans une production hollywoodienne prestigieuse. Loin d’être un modèle vertueux, il se révèle finalement comme un monstre d’agressivité à peine gérable. Rapidement, la distinction entre les interprètes et leur rôle s’effrite, Dupieux orchestrant habilement un spectacle de dédoublement. Il en vient presque à créer l’illusion qu’à travers son film, ces vedettes du grand écran dévoileraient leur vrai visage. Ces dernières sont d’ailleurs dans le coup, se moquant de leur image publique avec une joie contagieuse. La grande réussite du Deuxième acte est d’ailleurs de transmettre leur enthousiasme au public grâce à des scènes improvisées. Rarement a-t-on la chance de prendre son pied en compagnie de vedettes avec autant de proximité.
En proposant une caricature somme toute réussie de son entourage, Dupieux révèle une fibre éditorialiste inattendue. Malgré une productivité renversante, il continue d’étonner les plus fervents de ses adeptes. Néanmoins, il est permis de se demander si ce virage à gauche ne le mènerait pas également vers un cul-de-sac. Sa comédie, après tout, tient plus du constat amusé que de la véritable prise de position. Elle n’apporte rien d’inédit au débat qui oppose actuellement conservatisme et progressisme. Dupieux se montre plutôt prudent et, par conséquent, n’écorche personne.
Le seuil du « No Reason » serait donc d’ordre politique. Tout en évoquant de véritables enjeux de société, le cinéaste ne peut s’empêcher de désamorcer la portée de son commentaire en le transformant en farce rigolote. Quentin Dupieux, en éternel effronté, ne peut calmer son obsession des mises en abîme, et ce, au détriment de son propre engagement. Il devient alors difficile de le prendre au sérieux, puisque même les failles d’un système cannibale lui servent de prétexte à rire.
Inversement, il serait sans doute erroné de complètement discréditer le potentiel subversif de l’humour de Dupieux. En nous invitant à comparer l’impact insignifiant du discours politiquement incorrect d’un (vrai faux ?) Raphaël Quenard avec les conséquences potentiellement tragiques du manque d’empathie d’un (faux vrai ?) Raphaël Quenard, le cinéaste ne nous incite-t-il pas à réfléchir aux véritables sources du malaise contemporain ? S’il n’apporte aucune réponse concise (« No Reason ! »), il a le mérite indéniable d’encourager la réflexion.
30 octobre 2024