Le fils de Saul
László Nemes
par Robert Daudelin
Saul, est un juif hongrois pensionnaire d’un camp de concentration allemand. Il est «Sonderkommando », c’est-à-dire qu’il a des responsabilités dans le camp (transporter les cadavres des gazés, nettoyer les douches, trier les vêtements des victimes), en attendant d’être assassiné à son tour. Un jour, au moment d’ouvrir la porte des sinistres douches, il découvre un adolescent qui a survécu au gaz et dans lequel il croit reconnaître son fils… Mais a-t-il jamais eu un fils? Quoiqu’il en soit, une fois l’enfant « achevé » par le médecin nazi, Saul se met en frais de lui assurer une sépulture religieuse pour laquelle il doit trouver un rabbin parmi ses codétenus.
Ce long résumé est nécessaire pour, d’entrée de jeu, bien comprendre la charge émotive qui accompagne le récit de László Nemes. Comme l’annonce explicitement le premier plan du film (un plan flou qui trouve son foyer quand apparaît en très gros plan la tête du héros), tout nous est ici conté à travers les réactions inscrites sur le visage de Saul ; sa détermination, son courage téméraire, comme son angoisse, ignorent presque la parole : c’est son visage qu’il faut déchiffrer pour approcher son mystère, sans pour autant en percer la carapace.
Le fils de Saul, c’est là sa plus grande qualité, est un voyage bouleversant dans le quotidien infernal d’un camp de concentration nazi. Rarement l’horreur de ce quotidien nous aura été montrée avec une telle intensité; seules, dans un tout autre registre, les images des femmes humiliées de La passagère d’Andrzej Munk ont pu laisser des traces semblables dans notre mémoire. Pour ce faire, Nemes pratique un réalisme du détail, parfois outrancier, toujours efficace parce qu’il nous frappe en plein ventre, presque à la façon d’un film d’épouvante. La bande son, amplifiée autant que stylisée, participe de l’horreur ambiante ; le silence est absent de cet enfer : la voix des soldats allemands qui aboient des ordres incohérents, les ultimes cris des gazés, comme les bruits ambiants de tout ordre, sont autant d’éléments qui participent de la déshumanisation extrême, raison d’être même de ce lieu.
Si la réalisation de László Nemes témoigne d’une maîtrise impressionnante (usage virtuose de la caméra à l’épaule qui nous plonge littéralement dans l’enfer du camp, plans séquence en mouvement continu, rythme du récit brillamment soutenu), on peut pourtant se demander s’il n’abuse pas de son autorité de metteur en scène pour rendre le spectateur captif au point où on peut même prétendre qu’aucune place n’est laissé à celui-ci! Emporté comme dans un film d’action, subjugué par une bande son qui le bouscule, le spectateur a bien peu de temps pour réfléchir : le cinéaste est le seul maître à bord – le repas des kapos est l’un des rares moments du film où le rythme ralentit et où l’on peut reprendre notre souffle.
Primo Levi, mieux que quiconque, a sans doute trouvé la façon juste, s’il en est une, de parler de la réalité indescriptible (impensable) des camps d’extermination : c’est dans la retenue, la parole impossible, que l’horreur se construit. La tentation du spectacle qui surdétermine parfois le film de Nemes n’est pas sans produire une ambiguïté gênante qui affaiblit son propos, crée chez le spectateur un curieux malaise qui dessert le film par ailleurs généreux et souvent émouvant.
Fritz Lang tournant Metropolis anticipait déjà l’histoire de son pays (et du monde capitaliste) en imaginant un camp de travail, univers souterrain où l’individu est nié et la performance magnifiée. Les fours crématoires du Fils de Saul ne sont pas si loin de ce lieu imaginaire, mais eux sont bien réels, dans leur horreur, comme dans leur efficacité mesurée à l’aune du rendement maximum – et si les fours ne suffisent pas, on peut toujours, comme nous le rappelle le film, fusiller au bord d’une fosse commune.
Les victimes des camps, fussent-ils juifs, tziganes, communistes ou homosexuels, n’ont pas fini de hanter nos mémoires. « Est-il encore possible d’être européen après les camps? » fut longtemps une interrogation courante chez les penseurs de l’après-guerre. Qu’un jeune cinéaste hongrois repose cette même question en 2015, en ces années sombres et remplies d’horreurs, n’est évidemment pas sans pertinence, quelles que soient nos réserves. Il est par contre fort à craindre que le sinistre Monsieur Orban qui dirige actuellement la Hongrie n’utilise à ses fins le possible Oscar qui pourrait bientôt couronner le premier film de László Nemes.
La bande-annonce du Fils de Saul
14 janvier 2016