LE GARÇON ET LE HÉRON
Hayao Miyazaki
par Elijah Baron
Si l’annonce de la retraite de Hayao Miyazaki s’est avérée, comme d’habitude, très exagérée, il est certain que son nouveau film partage avec le précédent, Le vent se lève (2013), une mélancolie plus confidentielle, une portée testamentaire qui vise à faire de son art, dans les mots de Nietzsche, une « grande incitation à la vie ». Comme pour donner suite aux vers de Paul Valéry – « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » –, Miyazaki s’inspire à présent d’un célèbre roman jeunesse japonais, lui empruntant notamment, dans la version originale, son titre pensif : Et vous, comment vivez-vous ? Cherchant à répondre à la question du « comment » du haut de ses 82 ans, l’illustre animateur, que l’on associe principalement à de jeunes héroïnes et à des contes intemporels, fait à nouveau le choix hautement personnel de s’intéresser à un personnage masculin dans un cadre historique précis – le Japon à l’époque de la Seconde Guerre mondiale –, tout en rebrassant une multitude d’éléments narratifs et esthétiques familiers pour permettre un retour généreux, et étonnamment autoréflexif, sur l’immense filmographie qu’il se prépare à laisser derrière lui.
Davantage une exploration psychologique et philosophique qu’une série d’aventures à proprement parler, Le garçon et le héron est une œuvre complexe, somptueuse à un degré que l’on aurait eu du mal à anticiper étant donné le secret absolu dans lequel le projet a évolué depuis au moins sept ans. En apparence, l’affiche esquissée à la main, seul indice auquel avait eu droit le public japonais en amont de la sortie du film, annonçait un style plus épuré et crépusculaire, comme l’avait été Le conte de la princesse Kaguya (2013), ultime film de Isao Takahata, le co-fondateur du Studio Ghibli. Or, à la tant attendue réapparition sur fond bleu de Totoro, mascotte du studio, succède immédiatement l’une des séquences les plus ambitieuses et terribles de Miyazaki, un tableau colossal qui hantera le reste du récit : l’enfer mouvant des bombardements de Tokyo, où périt la mère du protagoniste. De même, la campagne au calme pesant où Mahito, cet écolier agité, fera son deuil ainsi que ses premiers pas vers la maturité ne dissimule rien de moins qu’un univers magique vers lequel le garçon sera entraîné avec malice par un héron qui n’est peut-être pas ce que l’on pense.
Il faudra sans doute revoir le film plusieurs fois afin de mieux saisir les liens spirituels qu’entretient le réel avec cet étrange royaume situé quelque part au-delà de la vie et de la mort, entre les fissures par lesquelles le passé s’immisce dans le présent. On constate cependant que la méthode du cinéaste, qui s’appuie sur une recherche intuitive d’harmonie, parfois au défi de toute logique immédiate, permet ici d’approfondir son rapport à l’imagination en tant que résistance à une réalité insoutenable : le fantastique n’y apparaît pas comme une fin en soi, une échappatoire ou un espace de réclusion, mais plutôt comme un mode de connaissance et de compréhension du monde. C’est ainsi que Miyazaki semble définir son patrimoine, sur l’exemple de l’évolution d’un protagoniste initialement hostile envers lui-même et son entourage. À la solitude d’adolescent de Mahito vient d’ailleurs s’ajouter la solitude d’artiste de son mystérieux grand-oncle, démiurge vieillissant en quête d’un successeur, et ce double autoportrait suggère le curieux contraste entre la perception de l’auteur en tant que bourreau du travail pessimiste, voire misanthrope, et la nature exaltante, libre et enrichissante de ses créations.
Il est important de se souvenir que Miyazaki appartient à une génération désormais presque disparue de réalisateurs japonais qui ont grandi dans les années 1940, et son cinéma, dans tout ce qu’il a de merveilleux et de tragique, de furieux et d’aérien, en porte les stigmates. Le garçon et le héron nous le rappelle d’emblée par sa vision d’une ville en flammes, et cette scène, malheureusement criante d’actualité, est dotée d’une qualité hypnotique et surréaliste déjà associée dans ses premières œuvres Nausicaä de la Vallée du Vent (1984) ou Le château dans le ciel (1986) à la remémoration de souvenirs traumatiques. La volonté de transmission intergénérationnelle qui alimente ce chant du cygne, amenant le cinéaste à réfléchir en parallèle à son enfance et à son départ prochain, pourrait expliquer sa décision de puiser aussi ouvertement dans sa propre expérience de la guerre, partagée entre terreur et culpabilité, sans réduire ce contexte à une simple fonction narrative. Le fait de déplacer rapidement l’action en un lieu sûr, de façon à maintenir le danger dans le hors-champ, aide à éclairer la violence intériorisée du protagoniste, ainsi que son anxiété vis-à-vis de la masse : submergé par des marées humaines puis animales – les deux sont subtilement assimilées –, Mahito devra trouver le moyen de s’affirmer en tant qu’individu à part entière, tout en développant une conscience des cycles dans lesquels s’inscrit son existence.
La notion d’héritage, centrale à tant de contes de fées, prend dans ce film une dimension toute particulière, dans la mesure où Miyazaki s’y adresse à son petit-fils alors même que se décide l’avenir du Studio Ghibli, récemment racheté par une chaîne de télévision japonaise du fait de n’avoir pu trouver de successeur – pas même en la personne de Goro Miyazaki, fils de Hayao. En effet, Le garçon et le héron, qui dépeint avec sensibilité des liens capables de transcender le temps – entre un fils et sa mère, entre un ancêtre et son descendant –, relève autant de la fable que du drame familial. Pour un homme que même ses proches disent ne connaître qu’à travers ses œuvres, continuer à créer et à investir chaque image de son essence profonde semble être aujourd’hui devenu synonyme d’ouvrir les portes de sa tour d’ivoire à ceux qui en ont le plus besoin ; pour le reste d’entre nous, c’est un privilège précieux que de pouvoir en bénéficier au même titre.
8 décembre 2023