LE GENOU D’AHED
Nadav Lapid
par Carlos Solano
Le Policier (2011), premier long métrage du cinéaste israélien Nadav Lapid, s’organisait entièrement autour de la rencontre manquée entre deux trames narratives, deux visions entièrement opposées du monde. D’un côté, l’armée israélienne, le portrait d’un pays marqué par la militarisation fasciste du corps masculin ; de l’autre, une jeunesse d’extrême gauche, guidée par la nécessité d’attenter contre le gouvernement en place. Champ-contrechamp, le film rendait impossible la plus simple des figures de style, métabolisée en pur carburant politique. Le genou d’Ahed, quatrième long métrage du cinéaste, concrétise aujourd’hui la rencontre entre ces deux perspectives politiques irréconciliables : dans le désert de la Arava, allié esthétique d’un discours sur la perte de repères, le champ-contrechamp se produit entre un cinéaste (Y.) déclaré de gauche, ouvertement antisioniste, et une femme, Yaholom, directrice adjointe des bibliothèques au ministère de la Culture. Tiré d’une expérience personnelle, celle survenue pendant une projection de L’Institutrice où Lapid a fait l’épreuve de la censure israélienne en signant un formulaire attestant des questions qui seraient traitées durant le débat qui suivrait la projection, Le genou d’Ahed prolonge et dynamite le rapport d’un cinéaste à un pays qui, somme toute, déteste le cinéma.
Comment faire des images libres sous un régime raciste d’extrême droite ? C’est la question apparente du film, celle de la place des artistes en Israël. Son titre, fait référence aux blessures systémiques, à la violence d’État, celle commise contre Ahed, une jeune militante, figure de la résistance palestinienne, ayant été condamnée à huit mois d’emprisonnement à la suite d’une gifle, filmée et diffusée, contre un soldat israélien : le député d’extrême droite Bezalel Smotrich aurait souhaité qu’elle soit punie d’une balle dans le genou. Lapid crie, il crie fort, on n’entend que ça, une parole déchirée, on ne voit que ça, une mise en scène désespérée, on ne pense qu’à ça : mais où, dans ce cri assourdissant, faut-il réellement placer son regard ? Là où n’importe quel autre film aurait rendu les choses simples, tranché, effacé les contradictions, Lapid décrit avec justesse et complexité la difficulté de faire raccord avec une idée. En cela, Le genou d’Ahed, malgré son apparence de pamphlet en faveur de la liberté d’expression, n’est pas un film aussi convaincu de ses arguments, ni même un film uniquement inquiété par la réalité des artistes en Israël, ni simplement un film sur Lapid lui-même.
Au contraire, le cinéaste décide de se placer exactement là où on ne l’attendait pas, renonce à ce style persuadé de sa force qui caractérisait Synonymes ; ici, il fait bégayer un style, sa pâte. Les plans de Lapid possèdent la beauté de ce qui ne ressemble à rien d’autre : il essaye des cadrages, traque un personnage, décadre, multiplie les points de vue, insuffle d’une grande force chaque image. La caméra tourne sur elle-même, motivée par des mouvements circulaires qui, comme celui qui efface au fur et à mesure qu’il écrit, empêchent le regard de s’arrêter, de prendre une position franche. Car, contrairement à ce qu’il serait encore possible d’espérer, le film renonce aussi à s’assigner un point de vue clair : ni celui de son personnage, exécrable, antipathique, transformé en machine sans affect, produit d’un traumatisme lié à son expérience dans l’armée, marqué par la mort récente de sa mère (événement faisant écho à la vie de Lapid lui-même) ; ni celui de l’employée du ministère, riche en nuances, sourde à la réalité politique d’un pays, complice d’un État raciste tout en restant mal à l’aise d’en être ici sa représentante. Si les personnages verbalisent avec clarté leurs convictions, la mise en scène de Lapid navigue sans cesse dans le trouble, déjoue le jeu facile des oppositions, se déclare impuissante, ouverte, portée par l’idée qu’un regard (c’est-à-dire, une pensée, une position) peut s’avérer in-raccordable, moins réfléchie que sentie.
Et c’est qu’au fond, le vrai sujet du film, celui qui justifie un tel éclatement des formes, une telle déformation de la perspective, une telle ambiguïté et complexité politique, c’est le renoncement à une identité nationale, israélienne. Non pas à un corps, euphorisé ici par tous les moyens qui le permettent exister (la musique, celle de Guns N’ Roses et Vanessa Paradis, la danse, la vitesse), mais à une identité dictée et imposée par la géographie. Renoncer à celle-ci, dans l’économie de pensée de Lapid, se confond, non pas comme dans Synonymes au refus de prononcer le moindre mot en hébreu, mais à l’idée de refuser un contrechamp – d’où le désert, lieu où les idées, les liens et les projets politiques s’éloignent à perte de vue – et donc à l’idée d’appartenir à une communauté, à cette communauté, sujet central dans l’oeuvre d’un cinéaste dont la force de frappe politique et esthétique s’amplifie de film en film.
1 avril 2022