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Critiques

Le guépard

Luchino Visconti

par Bruno Dequen

Palme d’or du Festival de Cannes en 1963, sommet des carrières de Luchino Visconti et de Burt Lancaster, et candidat perpétuel à n’importe quelle liste des chefs d’oeœuvre du cinéma, Le Guépard est un film d’une autre époque. Une époque où un budget colossal pouvait être donnée à un véritable auteur acclamé par la critique (à la condition, il est vrai, qu’il utilise une star dans le rôle-titre) afin qu\’il mette en scène une saga contemplative d’une ambition gigantesque et affichée sur une période de l’histoire de l’Italie que même les Italiens connaissaient peu (aux dires mêmes de la scénariste du film, interrogée dans le documentaire accompagnant le disque). Plus encore, Le Guépard a toujours été en quelque sorte un film anachronique, par son sujet lui-même (la chute du régime Bourbon en Sicile), mais aussi par le classicisme d\’une mise en scène qui semble faire un pied de nez à ces nouvelles vagues modernistes qui l’entouraient. Aux collages audacieux d’un Godard, au détachement intellectuel d’un Antonioni et aux délires subconscients d’un Fellini, Visconti oppose une réflexion nostalgique et lucide sur la mort de l’aristocratie sicilienne au XIXème siècle!

Personne d’autre que Giuseppe di Lampedusa n’aurait pu écrire le roman Le Guépard, et personne d’autre que Visconti n’aurait pu le mettre en scène. Tous deux issus de familles aristocratiques, ces artistes étaient non seulement très bien placés pour comprendre la mentalité particulière de cette classe sociale en voie de disparition, mais ils étaient surtout complémentaires. Profondément traditionaliste, Lampedusa, qui acceptait à reculon un progrès devenu inévitable, prenait partie pour le prince Salina (le fameux ‘guépard’) aux dépends d’une bourgeoisie naissante qu’il méprisait et dont il décrivait la déchéance dans la dernière partie de son ouvrage (qui se situe de nombreuses années après la mort du prince). Profondément progressiste (il aimait se déclarer communiste), Visconti prend quant à lui plus de recul par rapport au prince, même si sa lucidité l’empêche d’adhérer tout à fait au parcours du neveu Tancredi, le personnage charmant mais opportuniste incarné par Alain Delon. Cette ambiguité a souvent été interprétée comme un simple hommage à un style de vie et à une classe sociale désormais disparus. Il est vrai que le soin maniaque apporté par Visconti à sa reconstitution, la musique mélancolique de Nino Rota et la présence imposante de Lancaster donnent au film un ton élégiaque inévitable. Le film est-il alors un simple exercice de nostalgie anachronique?  Au contraire, Visconti porte un regard politique complexe sur les classes sociales qui demeure cruellement d’actualité.

Tout a déjà été écrit sur la fameuse scène du bal, véritable séquence d’anthologie composant à elle seule le tiers du film, et métaphore brillante d’un bouleversement des classes sociales et de la disparition volontaire de l’aristocratie. Or, outre l’exploit technique que représente une telle séquence, le réel accomplissement de Visconti est de faire passer un discours profondément politique à travers les corps de ses acteurs, qui représentent tous non pas seulement des personnes, mais des ‘types’ sociaux. Car la majeure partie de la séquence se déroule sans dialogue. Le Guépard réalise ainsi tout le potentiel esthétique et politique du cinéma. La caméra permet d’enregistrer (mieux encore, de nous faire croire qu’elle enregistre) les derniers sursauts d’un monde en train de disparaître sous nos yeux, alors que les acteurs sont invités à jouer un jeu non-naturaliste mettant en évidence leur signification socio-politique. C’est la sexualité trop extériorisée et calculée d’Angelica/Claudia Cardinale qui symbolise cette fraicheur et cette soif de pouvoir d’une nouvelle bourgeoisie. C’est cette gouaille et cette aisance presque dérangeante qui représentent l’opportunisme et l’individualisme de Tancredi/Delon, futur homme politique. C’est enfin la puissance gracieuse et détachée de Salina/Lancaster qui permettent d’évoquer toute l’admiration non dénuée de critique qu’éprouve Visconti envers une noblesse qui possédait la grandeur d’âme indispensable à l’identité d’un peuple, et qui n’a finalement jamais eu la force et le courage de s’impliquer réellement dans l’avenir de son peuple. S’il était souvent absorbé par des caprices et cynique face la politique, le prince Salina –- c’est-à-dire l’aristocratie comme classe sociale –- possédait un tel pouvoir et une telle certitude dans son immuabilité qu’il pouvait se permettre non seulement d’observer les hommes avec un recul lucide, mais surtout faire preuve d’une complète et totale honnêteté morale que seule l’absence de besoin, et donc d’ambition personnelle, pouvait procurer. Oui, il fallait se débarasser de cet ancien régime, nous dit Visconti, mais ce type d’homme nous manquera. Et à voir le respect qu’inspirent actuellement ceux qui nous gouvernent, nous ne pouvons malheureusement qu’être d’accord.

 


22 juillet 2010