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Critiques

Le guide de la famille parfaite

Ricardo Trogi

par Antoine Achard

Les premières scènes du Guide de la famille parfaite sont un festival de clichés de la plus prévisible espèce : une horde de parents vocifèrent leurs demandes spéciales à l’éducatrice de maternelle, les cafés de prédilection des milléniaux ont des noms impossiblement trop longs, la maman bobo mentionne son intolérance au lactose. On se croirait sur le profil Facebook d’un cinquantenaire persuadé que son partage de caricatures faciles sur les écarts générationnels le rend futé. On sait immédiatement à quoi s’en tenir : Martin (Louis Morissette) est un père poule étouffant sa fille Rose (Émilie Bierre) et son fils Mathis (Xavier Lebel), alors que sa femme Marie-Soleil (Catherine Chabot) insiste pour que sa famille ait bonne allure sur Instagram. Obsédés par l’excellence, ils peinent à s’admettre qu’ils s’empoisonnent mutuellement la vie. Le récit a à peine débuté que la thèse est déjà posée : nous mettons trop de pression sur nos enfants et les médias sociaux nous rendent fous. Néanmoins, le film ne s’enfonce jamais complètement dans ces banalités parce qu’en son centre figure le récit simple, sincère et bien joué d’un père et de sa fille croulant sous la pression. Ricardo Trogi a toujours eu l’oreille pour les intonations, les pauses et les hésitations propres à la parlure d’un québécois francophone de classe moyenne. Peu de réalisateurs québécois contemporains ont le tour de mettre en scène une chicane comme il le fait. Ces moments intenses assurent la sincérité du film, le rescapant des vignettes comiques parfois trop écrites.

Force est d’admettre que Ricardo Trogi ne manque pas de tonus. Il donne toujours l’impression d’être le bon vivant tutoyant tout le monde autour de la table, touchant le bras de la personne assise à côté, la regardant droit dans les yeux pour mettre un peu d’effet au moment de la chute de l’anecdote qu’il est en train de raconter. Ainsi la mise en scène appuie le propos sans subtilité aucune, comme lors de cet arrêt soudain de la musique lorsque le voyage de Martin et Rose en kayak est interrompu par un message texte. Métaphore facile pour un énième lieu commun. Pourtant, ça fonctionne. Qui ne s’est jamais retrouvé soudainement décadré après avoir senti la vibration d’un téléphone sur sa cuisse ? Si Le guide de la famille parfaite est un film à thèse, cette dernière est tellement consensuelle qu’elle s’avale sans aucune résistance : nous hochons évidemment la tête à l’affirmation que nous sommes tous anxieux.

Les exigences déshumanisantes de la réussite capitaliste sont en filigrane de pratiquement tous les films de Trogi. La critique n’est pas très vicieuse, mais ce sont des œuvres franchement efficaces pour traduire cette impression oppressante de patauger dans un monde chronophage. « L’école est maintenant un parking à enfants pour que les parents travaillent plus », mentionne un personnage lors d’un souper de famille. C’est dire que même les personnages les plus exagérément pris dans l’engrenage savent que quelque chose cloche, encore qu’ils ne fassent pas grand-chose pour s’en sortir. Martin se sait surmené mais, comme tous les protagonistes mis en scène par le cinéaste, il préfère entretenir l’illusion que tout baigne alors que son mensonge l’accule lentement au mur. Il y a un appel lancé dans Le guide de la famille parfaite : celui de mener une vie plus simple et plus intègre et être ainsi moins stressé. On retrouverait probablement un tel conseil dans un livre de bien-être acheté en pharmacie et le film n’ose pas s’avancer à montrer la recette du miracle accompli, mais il est difficile de sous-estimer le talent de celui qui est capable de transmuter une telle généralité en comédie populaire et bien sentie.

Le rôle de Ricardo Trogi dans notre cinéma s’apparente à celui d’un compilateur qui documente les artefacts nostalgiques du Québec des années 1980 ou les lieux communs sur la « société de performance ». Toute compilation a ses francs succès, précisément parce qu’opère alors la magie de la familiarité. De Jean-Carl Boucher en jeune adulte ingrat à Émilie Bierre en adolescente ainée d’une famille de banlieue, les acteurs sont en terrains connus. Rodés, ils parviennent à donner vie avec justesse à ces personnages qui seraient autrement restés à l’étape du stéréotype. Or, toute compilation comporte généralement un maillon faible, une quétainerie que nous aimerions supprimer, mais dont la présence est en quelque sorte inévitable : ainsi les farces autour des pains sans gluten ont le même goût de réchauffé qu’un succès radio mille fois entendu, mais elles sont prévisibles et peuvent donc être endurées sans nécessairement nous amener à rouler des yeux.


6 août 2021