Le journal de Knud Rasmussen
Zacharias Kunuk
par Pierre Barrette
Atanarjuat, la légende de l’homme rapide a valu à Zacharias Kunuk une caméra d’or à Cannes et le genre de notoriété que seul un prix aussi prestigieux peut amener. Sans jamais être complaisant envers le public du Sud, Kunuk avait réussi à raconter cette vieille légende inuit en lui donnant une véritable résonance universelle. Difficile en effet de ne pas reconnaître dans cette tragédie pleine de rage et de jalousie, de meurtres et de vengeances de forts accents shakespeariens, auxquels le paysage arctique offrait un cadre absolument grandiose. Le spectateur non familier avec la culture inuit qui verra Le journal de Knud Rasmussen risque de se sentir encore un peu plus dépaysé, car peu de points de repère sont offerts qui lui permettent d’appréhender cette fiction comme un récit traditionnel. C’est un peu comme si Kunuk et Cohn (qui coréalisent le long métrage) avaient volontairement brouillé les pistes et fait de leur film un mélange de témoignage ethnographique, de document historique et de fabulation ; et aussi réussi que soit le résultat, il ne sera pas donné à tous d’en goûter la saveur particulière, si tant est que le film trouve un public à séduire. L’oeuvre se présente en effet comme un long voyage initiatique, presque complètement dénué d’action et que son caractère méditatif rend parfois plutôt abstrait. Il faut souligner dans ce contexte le courage des programmateurs du Festival international du film de Toronto de présenter une telle oeuvre en ouverture de ses activités ; on peut d’ores et déjà prévoir que l’accueil du film n’ira pas sans quelque controverse.
Le journal possède d’indéniables qualités, dont la moindre n’est pas sa force documentaire. Rarement a-t-on été à même de vivre ainsi, de l’intérieur, l’existence des gens du Nord, de goûter la sonorité particulière de la langue inuktitut, les variations de la lumière, et de vibrer à un rythme qui n’est pas le nôtre, ponctué par des rites, des gestes, des chants aussi étranges que fascinants. Par certains côtés, peut-être en partie à cause de la dimension ethnographique qu’il ne peut manquer d’évoquer, le film de Kunuk et Cohn rappelle le cinéma direct dans sa manière de placer la caméra à hauteur d’homme et de laisser presque toute la place à la parole et aux gestes simples du quotidien couper la viande, construire un igloo, raconter des histoires. C’est l’intégration de ces éléments à une trame narrative cohérente qui pose davantage de problèmes, dans la mesure où les principes qui président à l’organisation des séquences entre elles semblent découler d’une logique causale tellement « souple » que le récit s’en trouve difficile à suivre. Ainsi, le rôle particulier dans cette histoire de Knud Rasmussen et de ses deux acolytes blancs, qui apparaissent et disparaissent au gré du récit, n’est jamais clairement élucidé. Le film refuse d’adopter le point de vue externe des Blancs sur le monde inuit on le comprend de la part d’un cinéaste qui appartient lui-même à cette culture , mais ce faisant, on semble oublier en chemin de le remplacer par une vision constante et cohérente; ou alors ce point de vue existe bel et bien, mais il est volontairement flou et décentré.
La grande intelligence du film se trouve dans le discours qu’il tient sur la rencontre des cultures, thème pour le moins actuel que Kunuk et Cohn abordent de manière profondément sensible et originale. Jamais dans les rapports entre les Blancs et les Inuits qui sont décrits dans le film sent-on quelque volonté de « démoniser » la culture européenne, de porter contre elle des accusations directes qui constitueraient une explication raisonnable et suffisante au déclin de la vie traditionnelle dans le Grand Nord. Au lieu de cela, les trois étrangers sont présentés tels des personnages habités d’un grand respect pour la culture et les hommes du Nord, intéressés surtout à amasser des informations sur l’histoire, les légendes, les tabous ancestraux. La fin du film, qui aborde la question de l’évangélisation, contient en germe une explication beaucoup plus nuancée des bouleversements de tout le mode de vie inuit, dont on semble nous dire qu’ils se sont effectués de l’intérieur, par le travail des membres les plus influents de la communauté plutôt que d’avoir été imposés de l’extérieur de façon violente. Dans l’une des dernières scènes du film, on voit Avva, le grand shaman qui vient de se convertir à la foi chrétienne, congédiant les trois esprits qui lui conféraient jusque-là son pouvoir; et cependant que les esprits le quittent à regret en pleurant, on peut difficilement s’empêcher de partager cette tristesse et de la ressentir comme celle de toute une civilisation en train de choisir sa mort.
31 mai 2007