Le journal d’un vieil homme
Bernard Émond
par François Jardon-Gomez
Dans son recueil d’essais Il y a trop d’images, paru en 2011, Bernard Émond écrivait qu’il fallait « résister à l’insignifiance ambiante », en se gardant bien de « tomber dans le cynisme, qui est la maladie des gens intelligents ». En adaptant la nouvelle Une banale histoire d’Anton Tchekhov, ici renommée Le journal d’un vieil homme, le vétéran cinéaste trouve un protagoniste qui permet de creuser cette idée sans tomber dans le didactisme lourd. Le schéma est en somme bien simple : Nicolas, professeur émérite à l’université et médecin renommé, se sait atteint d’une maladie incurable qu’il cache à ses proches. Sentant sa mort arriver, il écrit un journal et analyse son présent à la lumière du passé : ce qu’il a voulu faire comme ce qu’il a réussi à faire. Surtout, Nicolas entretient une étroite relation avec sa fille adoptive, Katia, au même moment où il se sent s’éloigner de sa femme et sa fille.
Émond utilise une narration en voix hors champ pour faire l’adaptation cinématographique de ce texte écrit au je, parti-pris qui s’impose dès l’ouverture du film, alors que Nicolas narre le journal qu’il est en train d’écrire pendant que la caméra fait un panoramique autour de son bureau, présentant ses diplômes et autres marques de réussite. Le ton est rapidement donné : en résulte un schéma très explicatif, qui donne uniquement accès à la conscience de Nicolas – ce qu’il pense de lui-même et des autres, son passé, comment il comprend le présent et envisage le futur, etc. – duquel Émond ne dérogera presque pas.
Puisque la narration se superpose toujours aux images, le film impose le point de vue de Nicolas. De ce fait, le récit ne s’exprime pas lui-même et demande au spectateur, plutôt que de s’y intégrer progressivement, d’accompagner Nicolas dans ses souvenirs et ses réflexions. En acceptant qu’il importe de suivre les interrogations d’un homme (au détriment d’une certaine subtilité, la parole venant souvent redoubler ce que l’image laisse entendre), on se laisse prendre aux réflexions de ce beau personnage superbement défendu par Paul Savoie, qui en fait vivre toutes les contradictions. Capable d’affirmer ses convictions, mais se disant incapable « d’agir selon sa conscience », Nicolas refuse de se laisser dépasser par les événements et essaie de se prémunir contre le pessimisme et le cynisme des plus jeunes – « je suis blessé de les voir tenir de tels propos à la légère », dira-t-il après une conversation avec Katia et un jeune collègue de l’université.
En faisant le pari d’adapter souvent mot à mot la nouvelle de Tchekhov, Émond utilise une langue orale très écrite et ouvertement littéraire. On n’a jamais parlé une langue populaire chez Émond, mais c’est ici encore plus flagrant qu’à l’habitude, ce qui donne l’impression, parfois, que les dialogues ne « coulent » pas, impression redoublée par le détachement qu’impose le réalisateur à ses comédiens. S’impose alors une distance par rapport au sujet du film – qui redouble celle de Nicolas par rapport à sa propre famille, n’étant intéressé que par la science et sa fille adoptive Katia – qui surprend à plusieurs égards, notamment parce que l’amour, ici, n’est pas sujet à de grands débordements passionnels, mais plutôt rationnel, il peut être inconditionnel, grand et magnifique sans pour autant permettre de réparer toutes les souffrances.
Le film est divisé en trois parties, séparées par des fondus au noir, chaque nouvelle partie plus courte que la précédente, dans une condensation du temps qui fait le contrepoint avec le rythme lent du film, mais aussi la sensation exprimée par Nicolas que les derniers mois à vivre lui paraissent plus longs que sa vie entière. On retrouve, comme souvent chez Émond, cette caméra fixe, en retrait, qui s’efface derrière les idées et les hommes ; en résulte une certaine platitude dans les dialogues presque toujours filmés en champ contrechamp, même si la fin du film voit le réalisateur se donner plus de libertés dans les mouvements de caméra, comme pour témoigner du trouble grandissant qui habite Nicolas. La mélancolie de ce dernier est source d’interrogations et révèle au vieil homme le sentiment qu’il lui « manque quelque chose d’essentiel », mais elle apporte également une certaine résignation douce lorsqu’il est question de la mort, par qui nous serons toujours vaincus. Le journal d’un vieil homme pose encore une fois la question de l’existence de Dieu, ou de la possibilité d’une sacralité laïque, mais cette fois-ci Émond laisse les incertitudes de son personnage s’exprimer dans ses réflexions personnelles, plus ambigües que lorsqu’elles sont exprimées dans des dialogues à valeur de sentences, comme dans les films et écrits précédents du cinéaste.
Cette « banale histoire » ne manque en somme pas de matière : on y retrouve bon nombre d’éléments reconnaissables de l’œuvre de l’auteur russe – notamment la figure de Katia qui évoque, à bien des égards, la Nina de La Mouette –, mais également l’ironie et la mélancolie toutes tchékhoviennes, qui donnent souvent l’impression que les personnages vivent eux-mêmes détachés du monde, incapables d’en comprendre les codes et les subtilités, voire d’y faire face. Là où l’histoire devient plus touchante, c’est que si Nicolas accueille sa mort avec une certaine sérénité, il se trouve autrement plus démuni lorsque vient le temps de réconforter, pour une dernière fois, sa fille adoptive. Savoie, dans ces derniers instants, donne toute la mesure au paradoxe de cet homme qui n’a pas su maîtriser et la science et le cœur. Bernard Émond cherche à faire des films qui mettent d’abord et avant tout l’humain de l’avant et si Le journal d’un vieil homme peut convaincre, c’est parce qu’il est moins film à thèse que les précédents, mais autrement plus sensible et vulnérable.
La bande-annonce du Journal d’un vieil homme
20 août 2015