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Critiques

LE LYCÉEN

Christophe Honoré

par Gérard Grugeau

Une croix fleurie, plantée au bord d’une route de campagne, signale le lieu d’un drame. C’est là que la mort a frappé le père de Lucas (Paul Kircher), un jeune adolescent homosexuel de 17 ans qui voit soudain sa vie basculer, au même titre que celles de sa mère (Juliette Binoche) et de son frère (Vincent Lacoste). Si le malheur s’abat sur la famille, l’événement est d’autant plus cruel pour le garçon qui a vécu une sortie de route avec son père deux semaines auparavant. L’anecdote n’est pas anodine pour un récit en partie autobiographique où Christophe Honoré interprète d’ailleurs brièvement à l’écran ce père aimé, trop tôt disparu, qui aurait mis alors « sa vie en doute » devant son fils, précipitant celui-ci dans une vague appréhension prémonitoire. Peut-être est-ce pour cela que le deuil de Lucas, poursuivi par le fantôme d’une figure paternelle maintenue dans le hors champ du film, a des accents d’authenticité qui ne trompent pas. Surgi d’un passé revisité par le cinéaste, Le lycéen est un voyage de la douleur vers la lumière, un voyage qui raccommode et ressoude, et d’où émerge un supplément de vie.

De par sa structure en trois mouvements, Le lycéen rappelle Les chansons d’amour (2007) qui déclinait en chapitres successifs (le départ, l’absence, le retour) la trajectoire de son personnage masculin (Louis Garrel) affrontant à l’époque le spectre de ses amours défuntes avant de succomber à d’autres appels du désir. Les fantômes hantent les films de Christophe Honoré. Ils sont la figure entêtante du manque, et le journal intime de Lucas, livré en gros plans à l’écran ou en voix off, est traversé de cette douleur insidieuse, combinée ici aux errances parfois dévastatrices du passage à l’âge adulte. Dans sa seconde partie qui se déroule à Paris dans l’entourage d’un frère aussi aimant que bourru, Le lycéen devient un récit d’apprentissage. Lucas voudra plaire, aimer et courir vite, pour reprendre le titre d’un autre film du cinéaste, sans doute son plus puissant du fait de la vélocité de sa mise en scène. Puisque la mort peut surgir à tout moment, puisque rien ne dure, autant vivre dans l’urgence et se frotter aux amours impossibles (Erwan Kepoa Falé), quitte à essuyer la honte d’une disgrâce. Ne restera plus après qu’à se taire et s’oublier dans un silence assourdissant.

Dans son désir d’être en phase avec l’adolescence tourmentée de son héros, Le lycéen cherche sa forme en se déployant sur plusieurs fronts. Entre un récit frontal au je qui interpelle directement le spectateur et un narratif plus convenu qui multiplie les motifs (les voitures filmées en plongée), tout en jouant des ellipses et du montage alterné pour entremêler les temporalités, le film capte des flux d’énergie contrastés où les stases du dépérissement intérieur côtoient la vivacité aussi angoissante qu’euphorisante des premières expériences. Le tout manque sans doute d’âpreté, on frôle la mièvrerie le temps d’une chanson (Irrésistiblement de Sylvie Vartan), et pourtant le charme opère. Ce charme, il faut le dire, tient essentiellement à la présence à l’écran d’un jeune comédien étonnant dont le père, Jérôme Kircher, se retrouve au générique de 17 fois Cécile Cassard (2002), le premier long métrage du cinéaste. Autre fantôme, autre figure paternelle que l’on peut imaginer errant ici dans les limbes d’une filmographie au long cours.

Paul Kircher est Lucas. Il a la grâce et la candeur des vertes années de son personnage. Mais une mélancolie sourde traverse ce regard qui vacille et se retranche parfois en lui-même, alors que le jeune garçon à l’homosexualité pleinement assumée se cherche en solitaire un nouveau destin où pourra se frayer la vérité de sa propre vie. « Nous naissons par intermittences, cette histoire n’est jamais vraiment finie ni commencée », écrit Christian Bobin. Ce sont ces fragiles passages d’un état à un autre que réussit à capturer Christophe Honoré. À la mort du père, tout était menace, morsure.  La vie était devenue une bête sauvage, nous confie Lucas. Par où commencer, par quoi débuter, se demandera-t-il sans cesse dans l’ordonnancement de son journal, imprimant au film sa narration erratique. Il faudra plusieurs moments fondateurs, plusieurs naissances émancipatrices pour rassembler ce qui a volé en éclats, ce qui a été perdu. En fin de course, la mère filmée elle aussi en gros plan prendra le relais de ce récit du manque et de son dépassement, avant que le film ne regroupe en un mouvement choral les personnages autour du fils résilient, peut-être parce que, comme l’avance là encore Christian Bobin : « le manque est la lumière pour tous ».


9 décembre 2022