LE MAL N’EXISTE PAS
Ryūsuke Hamaguchi
par Elijah Baron
Le nouveau projet de Ryūsuke Hamaguchi, son premier depuis le sensationnel Drive My Car (2021), crée dès son ouverture trois associations d’idées qui empêchent d’identifier immédiatement l’univers dans lequel on se situe : un titre qui fait écho au dernier film de Mohammad Rasoulof (Le diable n’existe pas, 2020) se dévoile progressivement en bleu et en rouge façon Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965), avant de disparaître au profit d’un générique musical – sous forme de contre-plongée sur la cime d’une forêt – presque identique à celui de Miller’s Crossing (Joel et Ethan Coen, 1990). Comme les frères Coen, Hamaguchi manifeste dans le film qui suit un attrait mystique pour les symboles, choisissant d’ancrer ses interrogations morales dans un espace primordial propre à les amplifier, mais aussi à leur résister ; comme Rasoulof, il observe sans jugement la participation d’individus moyens à un mal systémique qui les dépasse. Or, seule la référence à Godard est assumée par le cinéaste, qui coupe brusquement dans son élan élégiaque la musique de Eiko Ishibashi, en même temps que le long plan d’ouverture qu’elle semblait guider. Pour ajouter à cette perturbation – et peut-être l’illustrer –, le prochain son que l’on entendra sera celui d’une scie.
Dans la manière dont l’impassible Takumi (Hitoshi Omika) découpe un arbre pareil à ceux que l’on observait depuis plusieurs minutes, on sent déjà une vague menace, ou du moins une tension qui colore les activités routinières du personnage – le travail du bois, la récolte de l’eau, les trajets en voiture vers l’école de sa fille. Si l’homme à tout faire de Mizubiki, village situé aux abords de Tokyo, est capable de nommer chaque plante de la forêt, il demeure lui-même en grande partie inconnaissable, et son mystère – des portraits de famille soulignent l’absence de sa femme sans jamais l’expliquer – répond en quelque sorte à celui du territoire naturel qu’il habite. Par contraste, les deux agents envoyés pour convaincre les habitants du village d’appuyer un projet de « camping glamour », malgré les risques écologiques évidents, paraissent d’autant plus faciles à lire : sans être les antagonistes plats ou caricaturaux auxquels on pourrait s’attendre dans un récit archétypique qui oppose urbanisation et mode de vie rural, ils se montrent expressifs et même vulnérables dans leur ignorance des enjeux locaux ainsi que dans leur frustration par rapport au rôle qui leur a été confié.
Le fait d’associer le commerce à une forme de théâtre aurait pu assimiler Le mal n’existe pas aux œuvres précédentes de Hamaguchi, mais c’est plutôt vers la musique que se tourne cette fois le cinéaste dans sa recherche continue d’une vérité extérieure au langage. Ce choix, qui dicte la forme assez libre et discordante du film, s’inscrit d’ailleurs dans son propos : les compositions fragiles de Ishibashi nous rapprochent d’une perception instinctive et spontanée de la nature qui tranche avec les manipulations maladroites des citadins. Pourtant parfaitement ordinaire, la vidéo promotionnelle que projettent les représentants de la compagnie Playmode pour vanter leur expérience de camping produit dans ce contexte – entre explorations silencieuses et motifs endoloris – un certain choc esthétique. Ce n’est pas seulement que la vision qui y est communiquée semble fausse ; les notes enjouées qui l’accompagnent sonnent tout de suite comme une agression.
Loin d’un vert vibrant aux accents commerciaux, le monde hivernal représenté dans le reste du film est d’un bleu-jaune noble mais peu hospitalier, et la posture éthique de Hamaguchi consiste principalement en un appel à l’humilité face à une beauté pesante qui ne tolère aucune idéalisation. Toujours dans le but de rappeler que l’humain ne saurait être dissocié de la nature, le cinéaste multiplie ici les procédés de cadrage inhabituels, n’hésitant pas à inclure des regards caméra pour suggérer le point de vue d’une plante de wasabi sauvage ou d’une carcasse de cerf. Des coups de feu tirés par des chasseurs invisibles – les premiers entendus par les gens de Tokyo – nous ramènent alors à Tchekhov, annonçant l’inévitabilité d’une catastrophe à la fois personnelle et collective.
Tous ces éléments cohabitent avec étrangeté au sein d’un film qui, à renfort de brusques changements de ton et de point de vue, nous maintient jusqu’à sa conclusion ésotérique dans un état d’attente inconnue. Bien que l’intention de ses derniers moments soit en partie d’évoquer une nature qui échappe à la rationalité humaine, c’est là que le regard humaniste et psychologique de Hamaguchi, particulièrement manifeste dans son étude de dynamiques de groupe, finit par se heurter à ses penchants pour une écriture symbolique insoumise à toute continuité émotionnelle. Conçu en tant que court métrage muet pour accompagner les partitions improvisées de Ishibashi et ensuite étoffé de dialogues, Le mal n’existe pas fonctionne tout aussi bien dans ses passages contemplatifs que dans ses scènes de confrontation ; il peine toutefois à harmoniser ces composantes en une seule et unique « symphonie » et se refuse au bout du compte à faire de la trame sonore, délibérément écartée par le montage une partie du temps, la matière structurante qu’elle aurait pu être. Et pourtant, le style de Hamaguchi, longtemps défini par une naïveté ou un manque d’expressivité dangereusement proche de la banalité, n’a jamais paru moins anodin, surtout appliqué à un genre – le drame écologique – difficile à renouveler étant donné le caractère hélas bien réel et immuable du mal qu’il aide à éclairer.
21 mai 2024