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Critiques

Le meilleur pays du monde

Ky Nam Le Duc

par Robert Daudelin

Découvert au Festival du nouveau cinéma de 2017, Oscillations de Ky Nam Le Duc, au-delà des maladresses d’un premier long métrage, annonçait l’arrivée d’un cinéaste. Servi par une mise en scène sans esbroufe qui laissait aux personnages le temps de se définir, le film, avec ses zones d’ombre, finissait par s’imposer et par émouvoir. Ce sont ces mêmes qualités, mais désormais portées par une écriture dûment maîtrisée, qu’on retrouve avec bonheur dans Le meilleur pays du monde.

Le temps n’est pas précisé, le lieu non plus. Cela pourrait presqu’être aujourd’hui, dans un sous-bois du côté du chemin Roxham où la frontière avec les États-Unis est poreuse. Deux hommes, empêtrés dans la neige, conversent en espagnol. On comprend qu’ils viennent chercher refuge au Canada ; on comprend aussi qu’il y a eu un grand changement politique et que les demandeurs d’asile, voire les citoyens bien en règle, mais d’origine étrangère, ne sont plus les bienvenus. Hien, le militaire vietnamien, reconverti en propriétaire de dépanneur, Phuong, sa fille qui songe à retourner au pays, Roseline, la femme de ménage haïtienne qu’on menace de chasser du pays et qui confie son fils à Alex,  son employeur : voici autant d’histoires qui s’entremêlent sous le regard perplexe de ce dernier qui doit avoir recours au père de Huong, son ex beau-père, pour essayer de s’y retrouver.

Film foncièrement montréalais, Le meilleur pays du monde est pourtant un film qui déroute parce que ce Montréal-là n’est plus tout à fait celui qu’on connaît : c’est celui des nouveaux arrivants, des sans papiers, de ceux qui arrivent à travers champs. Vietnamiens, Haïtiens, Latino-américains, tous doivent accepter de changer de métier, autant que de pays, et désormais devenir clandestins. À ce destin auquel ils doivent se contraindre, ils doivent opposer des gestes de résistance, au besoin prendre le maquis. Le film de Ky Nam Le Duc, dit tout cela, sans insistance, la caméra ne bousculant jamais personne, enregistrant simplement la dure réalité d’être réfugié, migrant, « autre ». Complice évident de ses personnages, le cinéaste n’en maintient pas moins une distance respectueuse à leur endroit ; jamais il ne sent le besoin de les enfermer dans sa mise en scène, encore moins de dicter au spectateur un avis sur la conduite de leur vie. La séquence du rendez-vous raté de Junior avec sa mère Roseline est exemplaire de ce parti pris : la caméra laisse Junior et Alex s’éloigner ; Junior, écrasé par ce qui lui arrive, s’effondre : la caméra, pudique, filme sa douleur à distance, respectueuse de la tragédie qui bouleverse sa vie.

Les histoires qui meublent le film trouvent rarement leur résolution : à nous de trouver ce qui manque – à la dérive de la maman de Junior, au départ de Phuong pour le Vietnam, à l’ultime revirement de Hien. Alex, l’intellectuel québécois abandonné par son amoureuse, est malheureusement un peu pâlot face à ces êtres aussi forts que complexes. Mais Ky Nam Le Duc n’est pas à court d’idées : il pourrait sûrement nous proposer un développement, voire un aboutissement à ces tranches de vie ; il choisit l’incomplétude, une autre forme de distance, une autre façon de respecter le destin de ses héros.

Le meilleur pays du monde est aussi un film politique et qui s’annonce comme tel dès la séquence d’ouverture avec les deux Latino-américains qui entrent illégalement au Canada et sont interpellés par deux citoyens peu accueillants. Le propos est clair, relayé par les commentaires (qui pourraient être de 2021) de la radio sur « la capacité d’intégration », et devenant très explicite au moment de la rencontre avec le frère d’Alex, membre d’une organisation raciste qui se donne comme mission de chasser les « étrangers » du Québec. Politique, mais jamais manipulateur, le film nous propose de réfléchir à ce que nous voulons devenir et il le fait sans craindre de solliciter l’émotion, l’humour aussi – la poutine sacrée « plat national » et le réfugié vietnamien qui, fatigué d’avoir froid, s’exclame : « ton pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver ! ». Mais cet humour n’est pas là pour diluer le propos du cinéaste ; il marque un temps de repos dans un discours qui est sainement provocateur, bien inscrit dans les débats de société qui traversent notre quotidien.

Politique fiction ou faux documentaire, peu importe l’étiquette, Le meilleur pays du monde réussit parfaitement son pari : faire réfléchir avec les outils du cinéma, sans être démonstratif, et sans se priver de l’émotion et de l’humour. Alors qu’une majorité de nos films semblent viser le consensus, chercher la respectabilité, Le plus beau pays du monde, fait figure de pavé dans la mare : c’est un geste plus que bienvenu, même une preuve rassurante de santé.



3 septembre 2021