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Critiques

Le mirage

Ricardo Trogi

par Helen Faradji

Oh que les apparences sont belles. La maison et sa cuisine sur-équipée. La piscine presque dernier cri, mais la mise à niveau ne tardera pas (le voisin l’a déjà faite). La femme, les deux enfants, le magasin de sport dirigé en toute décontraction, les amis, les voitures, la banlieue… Le décor, trop parfait pour être vrai, est planté. Et rapidement, derrière le vernis, le bobo va évidemment se dévoiler. À vif. La femme est dépressive, le couple tient par la peau des fesses, la meilleure amie et ses nouveaux seins à 6000 pièces sont objets de fantasme, le magasin n’est plus assez rentable…. Et Patrick va se prendre l’éclatement de son rêve nord-américain en pleine figure. Sans possibilité d’y échapper.

La crise de l’homo quebecus de banlieue, le cinéma (et la télé) québécois y a déjà trempé son pinceau de toutes les façons possibles. Par la bonne grâce de ceux là-même, d’ailleurs, qui aujourd’hui signent ce Mirage, définitivement une des bonnes nouvelles d’une année de cinéma québécois qui se cherche encore. Trogi et son Horloge Biologique, Morissette et son C.A…. le sujet n’était nouveau ni pour eux, ni pour nous.

Mais ce Mirage a certainement ce petit quelque chose en plus qui en fait une œuvre aussi singulière que dérangeante. Car oser, au royaume tant recherché de la comédie, refuser le rire gras et facile pour lui préférer celui qui fait grincer des dents, en tendant à la classe moyenne petite bourgeoise un miroir sans complaisance, il fallait déjà le faire. Mais réussir en plus à nous renvoyer cette image que personne ne veut réellement voir d’une société malade, vaine, superficielle, sans autre valeur que matérielle, sans autre désir que celui de possession, cela relève presque, dans notre contexte habituellement si timoré quand vient le temps de marier cinéma populaire et discours social, de l’exploit.

Comédie d’observation au ton et au rythme justes, Le Mirage compte évidemment sur un récit (signé Morissette avec la collaboration de François Avard) drôle et spontané, qui a l’intelligence de n’épargner personne (ni les hommes, ni les femmes, ni le collectif) et sur une réalisation qui, malgré une direction photo un rien terne et un mixage sonore parfois incohérent, est aussi fluide qu’inspirée et inventive. Mais surtout, il a l’audace d’un retournement de situation – et de genre – dans son dernier tiers qui vient lui donner toute son ampleur, transformant son ironie sans appel et souvent jubilatoire en drame d’une aigreur renversante, malgré quelques longueurs. Un peu comme un dessert qui, après la crème, se terminerait sur une note de citron acide qui le distinguerait des autres et qui nous laisserait, hésitant, entre l’eau à la bouche et la grimace.

Oui, regarder Le Mirage fait mal. Car ce qu’il nous montre, c’est avant tout le piège auquel nous conditionnent nos vies, guidées par le détestable principe de la surconsommation, piège dont l’on ne peut ressortir qu’essoré, vidé, siphonné. Anarchiste, alors, ce Mirage ? Tout de même pas. Mais là où Denys Arcand se laissait prendre au piège du cynisme et de la leçon de morale, règle en bois sur le bout des doigts, en faisant le même constat dans L’âge des ténèbres, Morissette et Trogi, s’ils n’excusent rien ni personne, ont l’intelligence d’injecter dans leur regard une dose d’humanisme nécessaire à ce que tout un chacun puisse se reconnaître dans ce Patrick, ni ange, ni démon, mais complètement déboussolé. Et ainsi, par leur approche saine et honnête, de faire passer la pilule en ne faisant pourtant pas oublier l’électrochoc qu’ils provoquent.

Car, à bien le regarder, si ce Mirage étonne – et détonne -, ce n’est pas tant parce qu’il réussit à gagner sur tous les tableaux, c’est plutôt parce que, sous ses allures de comédie dramatique parfois un rien potache, parfois un rien inaboutie, il parvient à dynamiter de l’intérieur tous les modèles sociaux que le Québec s’est donné de réussite professionnelle, amicale, familiale, amoureuse, en nous en démontrant tant les vides que les vices, la vacuité que la vanité. Dans le merveilleux monde du cinéma québécois grand public, vouloir montrer cela et prendre le risque de mordre la main qui nous nourrit en faisant le pari de l’intelligence du spectateur ressemble en effet presque à une révolution.

La bande-annonce du Mirage


6 août 2015