LE MYTHE DE LA FEMME NOIRE
Ayana O’Shun
par Robert Daudelin
Récipiendaire du prix Magnus-Isacsson (RIDM 2022), le premier long métrage d’Ayana O’Shun s’impose immédiatement par sa pertinence et par la qualité des témoignages qu’il propose.
Résultat d’un long travail de recherche, Le mythe de la femme noire invite 21 femmes noires, d’ici et d’ailleurs, à déconstruire ce qui, à travers un long moment de l’Histoire, a constitué l’image largement admise de la femme noire. Confrontant le quotidien le plus actuel au passé pas encore révolu, de la gentille nounou à l’esclave soumise aux désirs de son propriétaire, le film dit haut et fort l’urgence de rompre avec un héritage et une imagerie implantés de longue date dans l’imaginaire blanc, parfois même noir.
La richesse des discours recueillis par la cinéaste est impressionnante. Des analyses lumineuses de la philosophe Agnès Berthelot-Raffard aux plaidoyers passionnés de la militante Anastasia Marcelin en passant par les joyeuses interventions de la comédienne et conteuse Joujou Turenne et les expériences professionnelles de Patricia McKenzie, c’est un portrait éclaté qui se met en place. Chaque femme semble s’emparer d’une des multiples composantes d’un mythe qui a la vie dure au point de trouver une expression renouvelée jusque dans des lieux aussi actuels que les vidéo-clips de hip-hop.
Périodiquement épaulé par des archives visuelles toujours pertinentes (gravures et photos historiques, affiches de cinéma, emballages de la célèbre farine à crêpes Aunt Jemima), le film relie habilement les témoignages entre eux par une volonté affirmée de dénoncer des images et des mots réducteurs. La femme noire, qu’elle soit anthropologue, écrivaine, commissaire d’exposition, rappeuse ou chef d’entreprise, ne veut plus être réduite à la figure maternelle asexuée des mélodrames hollywoodiens, pas plus qu’à la « bitch » agressive telle qu’Angela Davis fut caricaturée par la presse à grand tirage. À l’époque de Me Tooet de Black Lives Matter, il est urgent de faire un grand ménage.
Au-delà de tout projet militant, Ayana O’Shun insiste à dire que son film est « avant tout un film sur la condition humaine, et sur la dignité de vivre ». Cette volonté d’ouverture, d’élargir le débat historique qui fonde le film à une réflexion plus universelle, aurait pu désamorcer le discours sur la condition de la femme noire, il n’en est heureusement rien : Le mythe de la femme noire jamais ne perd sa force de frappe et mobilise notre attention, notre indignation – notre émotion ne nous quittant jamais. Confronté à autant de femmes fortes, qui parlent de leur corps, de leur histoire, de leurs souffrances et de leurs joies avec tant d’éloquence, le spectateur – et la spectatrice, encore davantage – devient immédiatement solidaire d’une lutte qui n’a aucune raison de perdurer. C’est là la force remarquable du film d’Ayana O’Shun, sa grande qualité.
Sans doute aurait-on aimé que le film fasse davantage confiance au cinéma, comme il est timidement tenté de le faire avec le plan, qui revient à quelques reprises, de la caméra à l’épaule qui suit la déambulation d’une jeune femme dans la nature – déambulation qui va exploser dans la scène libératrice de la fin du film. Les témoignages passionnants qu’a réussi à assembler la cinéaste sont délibérément tournés selon l’approche « têtes parlantes », qui domine la télévision. Nous n’avons d’autre choix que d’écouter ce qu’on nous dit, et ce qu’on nous dit est de première importance, nous l’admettons volontiers. Mais une véritable « mise en scène » de ces femmes exceptionnelles – comme le film s’essaie parfois à le faire – aurait apporté une force supplémentaire à leurs propos. La qualité des témoignages est incontestable, la force du film est là, mais leur mise en forme nous laisse parfois sur notre appétit. Cela dit, il y avait urgence, n’en doutons pas, et le message nous a rejoints.
Dans ses notes de présentation du film, Ayana O’Shun écrit que les stéréotypes qui l’agressent et qu’elle souhaite dénoncer ont « été étudiés à de très hauts niveaux académiques dans des universités internationales »; c’est dans le prolongement de cette démarche qu’il faut inscrire et évaluer son film. L’entreprise de déconstruction du mythe de la femme noire n’est pas encore terminée et la contribution de ce film percutant est précieuse.
10 février 2023