Le passé
Asghar Farhadi
par Eric Fourlanty
« Qui a raison ? Qui ment ? Que s’est-il vraiment passé ? Voici des questions auxquelles vous, spectateurs, aurez à répondre. Soyez attentifs, un objet, un geste, un décor, une attitude, le moindre détail a son importance. À partir des images que vous verrez, vous créerez vous-même l’histoire, d’après votre sensibilité, votre caractère, votre humeur, votre vie passée. C’est à vous qu’il appartiendra de décider si cette image ou celle-là représente la vérité ou le mensonge. Tous les éléments vous seront donnés. À vous de conclure. »
Ce petit texte n’a rien à voir avec Le Passé puisqu’il a été écrit en 1961 pour la bande-annonce de L’Année dernière à Marienbad – merci à Robert Lévesque de nous l’avoir fait redécouvrir il y a deux semaines, ici même, sur ce site.
Rien à voir ? Et pourtant. À quelques détails près, la bande-annonce du film de Resnais et celle du Passé dégagent la même ambiance de thriller existentiel, de suspense psychologique – le bel emballage d’un film qui ne se limite pas à cette mise en bouche promotionnelle. Pourtant, les ressemblances s’arrêtent là. Le chef-d’œuvre de Resnais est, encore aujourd’hui, baigné d’un mystère qui, jusqu’à la nuit des temps, le rendra intemporel tandis que l’excellent film de Farhadi n’est que ça, un excellent film.
Tout commence avec une femme qui, dans un aéroport parle derrière une vitre sans qu’on entende ce qu’elle dit.
Tout finit avec une femme – une autre que celle du début – dans le coma depuis des mois, allongée dans un lit d’hôpital.
Entre un corps sans parole et un corps sans mémoire, Le Passé déroule son intrigue dans une construction labyrinthique autour de ce qu’il s’est passé, de ce qu’il ne s’est peut-être pas passé, de ce dont on se souvient, de ce qu’on veut bien en dire, de ce qu’on omet de dire, de ce qu’on a oublié et de ce qu’on voudrait oublier.
– « Il faut oublier
– Est-ce qu’on peut?
– On doit pouvoir
– Et si on ne peut pas ? »
Tout le propos de ce film habile comme un coup monté est contenu dans cet échange entre deux des personnages, qui se voudraient tous amnésiques.
À la demande de son ex-femme Marie (Bérénice Bejo), Ahmad (Ali Mosaffa) revient de Téhéran à Paris pour finaliser leur divorce et découvre qu’elle vit avec Samir (Tahar Rahim) dont la femme est dans le coma. Également dans la maison : trois enfants, du gamin rétif (Elyes Aguis, stupéfiant enfant sauvage) à l’ado rebelle (Pauline Burlet) par qui le scandale arrive, qui vivent tant bien que mal les accommodements raisonnables des adultes entre eux. Tous ces écorchés, qui ne demandent qu’à vivre ensemble, se joueront la comédie humaine, entre demi-vérités et faux mensonges, quiproquos voulus et vrais malentendus, grandes illusions et petites trahisons.
Il y a du Haneke et du Hitchcock dans la façon de faire du cinéaste de La Séparation. Il a, du premier, la précision d’entomologiste dans l’étude des comportements et, du second, le sens de la manipulation du spectateur. À moins que ça ne soit le contraire. Cela démontre, dans un cas comme dans l’autre, un sens aigu du cinéma et de son langage.
Cinéaste iranien tournant dans une langue qu’il ne parle pas, Farhadi a, sur la société française, le regard pénétrant et précis qu’un Ang Lee porte sur l’Amérique (Taking Woodstock, The Ice Storm, Brokeback Mountain) ou l’Angleterre (Sense and Sensibility). Il met très simplement à nu le rapport à la famille, au milieu de travail, aux classes sociales et aux rapports hommes-femmes. Par le biais d’une histoire familiale, il met à nu le désarroi d’une société qui, 50 ans après la décolonisation, ne sait toujours pas comment réconcilier, sur son territoire, tradition et modernité. Ce n’est certainement pas un hasard si la femme s’appelle Marie et que les deux hommes sont originaires de cultures arabes…
Qu’ils se prénomment Marie, Ahmad ou Samir, les protagonistes du Passé avancent à tâtons dans leurs vies et c’est le grand talent d’Asghar Farhadi de nous mener sur ce chemin sans que nous soyons perdus. C’est son grand talent, mais aussi la limite de ce film où rien n’est laissé au hasard. Chaque scène, chaque lieu, chaque réplique a une fonction, un rôle, une utilité. Malgré des apparences d’hyperréalisme, on est dans l’anti-Pialat. Aucun trouble chez le spectateur, aucun malaise, aucun ennui, aucune fulgurance. La vie ne s’immisce pas entre les plans, dans les failles, comme elle le fait dans À nos amours ou dans Sous le soleil de Satan. Ici, elle est écrite, filmée et montée dans un but bien précis : arriver au terme de l’histoire.
La maestria du scénariste Farhadi est évidente – la simplicité avec laquelle il installe ses personnages force l’admiration. Celle du metteur en scène l’est tout autant si on aime le contrôle absolu – mais n’est pas Resnais, Kubrick, Welles ou même Haneke qui veut. En somme, Asghar Farhadi a-t-il signé un film au-delà de ses ambitions ou bien a-t-il réalisé un film en deçà de ses capacités ? « Voici des questions auxquelles vous, spectateurs, aurez à répondre », nous conseillerait la bande-annonce de L’Année dernière à Marienbad.
La bande-annonce du Passé
30 janvier 2014