Le peuple interdit
Alexandre Chartrand
par Gilles Marsolais
Le peuple interdit d’Alexandre Chartrand, centré sur la fièvre indépendantiste qui prévaut en Catalogne, vaut largement le détour pour l’intelligence de son approche.
Personne n’ignore que les Catalans, qui forment un peuple, aspirent à l’autodétermination, et en nombre suffisamment important pour irriter au plus haut point le gouvernement espagnol. D’autant plus qu’ils entendent réaliser ce rêve d’une façon pacifique, au même titre que les Québécois et les Écossais. Cette option démocratique n’est pas la voie la plus facile, puisqu’elle implique un long processus d’éducation, de prise de conscience et d’apprentissage, sans cesse à reprendre au fil des générations qui se succèdent et qui changent en fonction des oscillations de la planète, notamment au gré des contraintes économiques. Bref, cette option, nettement préférable à celle des armes, plus expéditive et plus haïssable, est forcément parsemée d’embûches, et sa mise en œuvre est appelée à connaître des hauts et des bas. Les Québécois en savent quelque chose, alors que les Écossais l’expérimentent à leur tour.
Les Catalans partent de loin, puisque la seule évocation de la tenue d’un référendum pour sonder la nature et l’ampleur de leur désir d’émancipation leur est interdite par la constitution espagnole. Qui plus est, le simple fait de participer à un tel référendum peut conduire son auteur directement en prison ! Pourtant, plus de deux millions de Catalans ont bravé l’interdit et voté lors du scrutin de novembre 2014. Le film d’Alexandre Chartrand s’intéresse à l’origine de l’une de ces prises de conscience qui ose enfin s’exprimer publiquement, à l’un de ces moments, à l’un de ces pics où tout un peuple se lève pour dire qu’il existe. Tout simplement. Et celui-ci le fait ici magnifiquement. C’est comme si un cinéaste avait réussi à filmer et à montrer d’une façon concentrée la ferveur des Québécois au tournant des années 1960, alors portés par les artistes et les bâtisseurs du Québec moderne, qui prenaient soudainement conscience de former un peuple et de participer à la création d’un nouveau monde, d’un nouvel espace de vie. En fait, ils le savaient depuis des générations, mais ils osaient enfin l’affirmer.
Au lieu de produire un film bavard exposant dogmatiquement, chiffres à l’appui, les origines et les raisons d’être de ce projet politique catalan, Alexandre Chartrand s’ingénie avant tout, dans Le peuple interdit, à illustrer le jaillissement de ce refoulé. Un refoulé qui s’exprime par le formidable élan de solidarité qu’il suscite et qui le cimente. Voyez la marée humaine reproduisant sur des kilomètres le motif et les couleurs du drapeau catalan. Cette réalisation symbolique, impliquant un sens aigu de la responsabilité, repose il va sans dire sur la forte mobilisation de tous les participants habités par un objectif commun, au-delà des inévitables divergences de points de vue. Là, on n’est ni dans la joliesse, ni dans l’effet pour les besoins du film. Voyez aussi le spectacle des « tours humaines », symbole absolu de la solidarité. Solidarité indispensable à la base de ce projet destiné à prendre en main son destin, de façon pacifique et démocratique faut-il le rappeler. Solidarité qui aussi se doit d’être indéfectible, puisque toute défaillance, si minime soit-elle, entraînerait l’échec du projet. Du coup, tout participant, et tout politicien plus particulièrement, sait que plus il se rapproche du sommet, plus l’exercice devient périlleux !
Incidemment, le réalisateur donne la parole dans le feu de l’action à quelques-uns des initiateurs de ce projet politique qui peut sembler utopique, ne serait-ce que pour suggérer de façon prémonitoire qu’un long chemin reste à parcourir avant d’atteindre le but. Même si la mort de Franco a favorisé la renaissance de la langue catalane il y a quelque quarante ans, l’idée même de l’indépendance n’est apparue au grand jour que récemment et la réaction radicale du gouvernement espagnol, assortie de menaces et d’inculpations, est de mauvais augure pour l’avenir. On apprend effectivement en fin de parcours que des militants et des politiciens que le film nous a fait connaître, élus par tout un peuple pour les représenter, ont été traités comme de vulgaires criminels par la justice espagnole suite à la tenue de ce référendum. Mais, filmé dans le style du cinéma direct le plus pur, Le peuple interdit d’Alexandre Chartrand mise surtout sur l’image et l’émotion que celle-ci peut susciter. Sa qualité est à la mesure du rêve de tout un peuple dont le Québec assoupi devrait s’inspirer.
La bande annonce de Le peuple interdit
20 octobre 2016