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Critiques

LE PLEIN POTENTIEL

Annie St-Pierre

par Mélopée B. Montminy

Un lent panoramique se déploie, à l’horizontale, dans une mauve salle. On découvre une femme, yeux clos, après avoir aperçu son reflet dans un miroir sans tain. Une voix hors champ la questionne sur son ambition, et celle-ci se révèle empreinte d’espérance : « Je souhaite contribuer à un monde meilleur, où les gens s’acceptent tels qu’ils sont et utilisent leur plein potentiel. » De l’autre côté de la vitre, quelques intervenant·e·s. Se succèdent des visages attentifs, sourires musclés et regards pénétrants, qui commentent la situation : on dit la dame solide, on remarque qu’elle bouge moins sa main droite, que son langage non verbal sourit. Nous sommes dans les coulisses d’un coach… en coaching. Cette scène, la deuxième du Plein potentiel, encapsule l’expérience du documentaire d’Annie St-Pierre, qui nous convie à une ample observation de l’univers du coaching. Ce film-panorama explore une vastitude de relations d’accompagnement, la cinéaste ayant sélectionné de multiples types d’approches, de méthodes et de secteurs spécifiques.

Si Le plein potentiel embrasse une variété de modèles de coaching, c’est à l’instar de la carrière même d’Annie St-Pierre, qui cumule les fonctions occupées dans le milieu cinématographique. Réalisatrice de fiction et de documentaire, elle s’accomplit également comme productrice, directrice de casting et en tant qu’actrice. À ce chapitre, c’est principalement dans les films de Matthew Rankin qu’on a pu la voir rayonner (littéralement), incarnant essentiellement des figures à la Jeanne d’Arc version guillerette, les yeux rivés vers le firmament. Autant dans ses courts métrages – dont l’un tourné dans la langue pacificatrice de l’espéranto – que dans The Twentieth Century (2019), où elle offre un vibrant plaidoyer pour la tendresse, St-Pierre incarne l’espoir. On l’a aussi vue jouer l’artiste de performance excentrique flirtant avec le sectarisme dans le psychotronique Les pas d’allure (2022) d’Alexandre Leblanc. Cet assortiment de rôles empruntant un registre à la fois ironique et sincère lui confère une aura de guide spirituelle, laquelle nous vient à l’esprit alors qu’on visionne Le plein potentiel. On médite alors avec la cinéaste tandis qu’une ribambelle de coachs font l’étalage de leurs techniques censées offrir aux adeptes les outils pour se révéler à elleux-mêmes, tels des disciples de Socrate expérimentant l’art de la maïeutique.

femme souriante regarde une personne de dos

Après Fermières (2013), documentaire sur la communauté des cercles de fermières, St-Pierre récidive une fois de plus avec un sujet susceptible de provoquer un sourire en coin. Nul besoin de s’épivarder sur la raillerie et le scepticisme que peut susciter le coaching ou sur la méfiance qu’inspirent les leaders charismatiques, au su de moult exemples de dérives sectaires. Plutôt que de se restreindre à une curiosité malsaine ou morbide, la cinéaste choisit une posture qui a quelque chose de l’humilité agnostique. Cette perspective volontairement ambiguë accepte la possibilité que coexistent le toxique et le bénéfique et vise à contraindre le public à un minimum d’ouverture. Tandis qu’elle se refuse à condamner ou encenser, St-Pierre nous confie la responsabilité d’accoucher de nos propres conclusions. Le plein potentiel est une expérience immersive où se suivent les quêtes personnelles et s’accumulent les dynamiques mêlant vulnérabilité et pouvoir. Nous naviguons en zone grise, parfois dans le suspense alors que l’ascendance de la figure d’autorité titille dangereusement les limites de la personne coachée. Puis, la tension finit par se résorber, parfois dans les rires et les larmes, avant de passer au prochain appel, le propos du film contenu dans une distance qui impose autant le respect que la permission de douter.

Si le ton du film ne concède pas à la moquerie une place trop accaparante, St-Pierre ne nous prive pas d’une subtile connivence comique. La drôlerie jaillit par exemple de la codification de ces espaces alternatifs dotés d’une grammaire qui façonne le sentiment d’appartenance des initié·e·s. La répétition d’un jargon propre à cet univers, qui semble transcender les milieux, fascine. On « se dépose », on « s’ancre », on visualise son « intention » et on voyage au fond de soi. On s’aventure parfois dans une quête d’authenticité, parfois dans une tentative de « maximiser son potentiel ». Certaines pratiques visent à se libérer, se connaître, d’autres visent à améliorer un aspect spécifique de son identité, « se solidifier », par exemple en transformant son langage corporel afin de plaire à la gent féminine. Bien sûr, parmi les accompagnateurs spirituels et professionnels se démarque le prototype du coach en séduction. Son approche est beaucoup plus prescriptive qu’intuitive, le persuasif expert en séduction suggérant une liste de comportements à son client afin que sa démarche soit plus masculine et confiante, bien entendu. Plutôt que de révéler l’individu à lui-même, ce qui serait l’un des piliers du coaching, le coach en séduction lui donne des conseils très précis, techniques. Nul besoin de connecter à son « soi profond », tout est dans la tonalité de sa voix : il ne faut jamais finir une phrase sur une note plus aiguë qu’en amont. Quant à l’ironie, elle déploie son plein potentiel alors qu’un jeu immersif nous présente un coach virtuel, c’est-à-dire une créature de l’intelligence artificielle qui nous enjoint de nous connecter à notre authenticité.

Afin de soutenir l’entreprise exploratoire que représente Le plein potentiel, des touches d’une esthétique céleste surgissent ici et là, notamment mise en musique par la trame hypnotique de Christophe Lamarche-Ledoux. On retrouve un soupçon de visuel psychédélique et éthéré, mais formellement la signature demeure relativement sobre. Le langage cinématographique est cohérent, les mouvements de caméra soutenant la démonstration d’ouverture, d’expansion, de dilatation. « Zoom back, camera! » dixit l’alchimiste dans l’initiatique – et tout le contraire de modéré – La montagne sacrée (1973) d’Alejandro Jodorowsky, avant l’exécution du geste, nous faisant découvrir l’étendue du paysage. Dans le cas qui nous occupe, la documentariste étend son territoire de recherche à des contrées éloignées telles que le Japon et carrément le cosmos, comme si la quête se transformait presque en fuite. La désorientation qui en résulte n’est pas géographique, mais elle entraîne une certaine perplexité. Cela dit, cette dernière nourrit un état d’esprit qui peut résonner avec ce manque ou cet égarement prédisposant à la quête de sens qui habite la clientèle de coaching. Maladresse du film ou exercice d’empathie, c’est selon. En substance, en plus d’être une œuvre absorbante, Le plein potentiel est un document d’une intéressante valeur anthropologique, en ce qu’il réussit à capter des pratiques concises et incarnées qui renseignent sur un pan précis de la culture actuelle. Tant sur le plan social que religieux, il s’avère instructif sans chercher à éduquer. Le film témoigne de nos obsessions contemporaines et dresse un portrait juste d’une société atomisée, rythmée par la performativité et accablée par une détresse spirituelle. Un documentaire conscient de ses paradoxes, à l’image du flamboyant Marc Dumaine, expert en potentiel humain, incarnant le parfait alliage de profondeur et de superficialité. Il invite à l’amusement et, malgré le recours aux phrases creuses, on se laisse contaminer par son discours qui prêche pour un monde harmonieux.


6 juin 2025