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Critiques

Le poirier sauvage

Nuri Bilge Ceylan

par Gérard Grugeau

Quelle est la force des racines qui lient l’homme à son milieu ? Comment les liens familiaux et les rapports de couple résistent-ils au passage du temps et à l’évolution de la Turquie en mutation ? En quoi l’exil forcé (Uzak, 2002) transforme-t-il l’individu ? Autant de thèmes que déclinent les films de Nuri Bilge Ceylan à la faveur de récits d’une rare amplitude, et ce depuis Kasaba (1997), et Nuages de mai (1999) tourné à l’époque dans les Dardanelles comme pour cette dernière production. En 2016, le très tchékhovien et dostoïevskien Sommeil d’hiver qui jouait de la théâtralité afin de réinventer un espace de cinéma adapté à la profusion des dialogues littéraires, constituait un film somme replié sur ses amertumes. Le poirier sauvage semble aujourd’hui en être le prolongement tant il place, lui aussi, l’art de l’affrontement verbal au centre du dispositif, déployant une mise en scène virtuose en cercles concentriques autour de la ville de Çanakkale, dans la région mythique de Troie, où le héros revient sur les traces de son passé pour mieux habiter un présent incertain.

Le héros, c’est Sinan (Dogu Demirkol), fils d’Idris l’instituteur (Murat Cemcir). Écrivain en herbe, il cherche à faire publier son premier livre et trouver sa place dans le monde. Son retour au pays marquera le passage à l’âge adulte et le temps du désenchantement. Construit sur le principe de la déambulation ponctuée de multiples discussions liées tant à la sphère intime qu’au contexte social et politique, Le poirier sauvage dessine une cartographie singulière de la quête, tandis que le personnage principal sans cesse en mouvement, filmé parfois avec la ville en contrebas, cherche son rythme et tente, vainement, de prendre de la hauteur pour s’extirper de sa condition. Grâce à une caméra fluide et mobile, Ceylan filme magnifiquement cette errance que la partition de Bach nimbe par intermittences d’une poignante mélancolie, alors que la nature fière et indifférente déploie, au fil des saisons, le somptueux linceul des illusions perdues.

Pour l’exilé en mal d’ancrage, les désillusions sont ici de tous ordres : un amour de jeunesse qui se clôt sur un baiser carnassier marqué par le regret et la frustration, un pays qui sacrifie sa jeunesse sur fond de conservatisme, de chômage, de corruption et de contrôle social, le poids de la religion qui régit la vie des hommes et divise jusqu’aux imams. Mais aux yeux de Sinan, c’est avant tout la famille qui est au cœur de l’identité en déroute, avec une figure paternelle qui dévore l’espace et aliène les esprits. Un père joueur invétéré, moqué de tous et qui, dans sa compulsion sarcastique, pousse les siens vers la déchéance financière et morale. Opérant une fascinante mise en abime, le scénario écrit à plusieurs mains est ici le fruit d’une rencontre : celle d’un voisin du couple Ceylan dont le fils érudit a couché sur papier ses souvenirs familiaux qui, mêlés à ceux du cinéaste, ont nourri la trame narrative. Abondantes, les séquences dialoguées tout en esprit et en finesse s’étirent sans coupe – intelligence et fluidité du montage réalisé par Ceylan lui-même -, donnant corps à un récit dense qui n’écrase en rien la composition sensuelle des plans dans lesquels s’inscrit la dérive des personnages. Il y a dans Le poirier sauvage des réminiscences de Nuages de mai : un père voulait y sauver les arbres de l’absurdité bureaucratique alors qu’ici, Idris s’attache au creusage d’un puits chimérique ; un fils arrivait pour tourner un film dans le village de son enfance alors que Sinan l’écrivain s’accroche à son rêve de publication. Quête labyrinthique qui, dans le cas présent, vaudra au fils du pays, provocateur à ses heures par détresse, ressentiment et souci d’affirmation, de se heurter à l’inculture des uns et à la vanité des autres.

Si les thèmes de la filiation et de la frustration affective sont le cœur battant du film, ils irradient ici en de multiples faisceaux qui, par sédimentation, renvoient aux errements des personnages. Non avare de cruauté, sans concessions, le récit avance implacable, se laissant parfois gagner par de surprenantes saillies oniriques qui brouillent les temporalités et complexifient le réel. À l’image du poirier sauvage qui produit des fruits âcres et dont la figure ingrate et solitaire se détache sur l’horizon, le film de Ceylan pousse en terre aride. Il n’épargne rien ni personne, mais par son sens du tragique et de la beauté, il vibre d’une humanité de tous les instants qui tente de résister autant que faire se peut aux vents mauvais d’un sombre présent.


2 décembre 2018