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Critiques

Le prix de la victoire

Ahmad Ghossein

par Gérard Grugeau

Primé à la Semaine de la critique au Festival de Venise, Le prix de la victoire (All this Victory) est le premier long métrage du cinéaste libanais, Ahmad Ghossein, reconnu notamment pour ses travaux en arts visuels. À son actif : une œuvre hybride qui veille toujours à inscrire les expériences humaines dans le contexte historique et politique qui les a vu naître. Cette rencontre entre des parcours individuels et la tragédie d’un pays, le Liban, maintes fois assailli et pris dans l’engrenage meurtrier des rivalités régionales, est le sujet même du Prix de la victoire, un film inspiré de faits réels qui nous plonge dans l’enfer de la guerre et son lot de drames au quotidien.

Sud Liban, guerre de Juillet 2006 : l’armée israélienne pilonne près de la frontière, s’opposant aux forces du Hezbollah. Au loin, des panaches de fumée disent la menace qui gronde. Prêt à partir au Canada avec sa fiancée, Marwan doit soudainement quitter Beyrouth pour tenter de retrouver son père qui s’est déplacé en pleine zone de conflit. Mais aucune trace de celui-ci dans le village bombardé, sinon de folles rumeurs qui semblent augurer le pire. Tourmenté, Marwan trouve refuge auprès de vieilles connaissances au rez-de-chaussée d’une maison isolée où se terrent bientôt plusieurs voisins, maison qui sera rapidement investie à l’étage supérieur par des soldats israéliens. Dès lors, cloîtré à l’abri des regards, le petit groupe retient son souffle. Il y va de la survie de chacun. On l’aura compris, Le prix de la victoire est un récit sur l’attente et l’absurdité de la guerre. Guerre que la mise en scène, serrée et efficace, sait rendre prégnante à la faveur d’un huis clos anxiogène. C’est là assurément la grande réussite du film, Ahmad Ghossein démontrant un réel sens de l’espace tout en sachant jouer de la dilatation du temps.

Si le scénario laisse en plan certaines pistes narratives, notamment le lien entre Marwan et sa fiancée Rana, il n’en parvient pas moins à créer par le montage (un léger travelling, quelques gros plans) une chambre d’échos au sein de laquelle se répondent les espaces temporels de la ville et de la demeure encerclée. Sans s’appesantir, les dialogues épars qu’échangent les occupants des lieux rendent compte par bribes de la situation politique d’un pays déchiré et des forces de résistance qui ont porté jadis les espoirs et les doutes de ceux et celles qui ont connu au fil des décennies la sombre litanie des conflits à répétition.  « Nous voulions changer le monde. Mais nous n’avons pas réussi à changer   notre propre village », souligne à regret l’un des personnages. À l’occasion d’un très beau flashback, Marwan se revoit enfant, hypnotisé par le spectacle des fusées lumineuses qui trouent l’obscurité de la nuit. Dans le plan suivant, sous ses yeux d’adulte, le ballet des fusées a repris, l’histoire se répète et la guerre répand ses funestes hoquets. Quelques images à la beauté foudroyante suffisent pour ancrer la puissance du souvenir et la tragédie anesthésiante de tout un peuple qui à la longue « ne sait plus quoi ressentir ».

Selon certains des assiégés, les « combattants » – associés au parti du Hezbollah  – veillent face à l’ennemi juré, Israël, un ennemi ici invisible que la mise en scène réduit à quelques ombres inquiétantes et à un arsenal militaire qui impose sa force de frappe. La violence extérieure est là, et ses échos lointains n’en sont que plus terrifiants au fur et à mesure qu’ils se rapprochent. Plusieurs éléments de la mise en scène contribuent à densifier et complexifier le huis clos qui nous tient en haleine, notamment la partition musicale envoutante de Khyam Allami avec ses instruments traditionnels (buzuk, daf et tombak). Sans compter les cadrages étudiés qui ménagent au-dessus de la tête des personnages un zone tampon souvent vide qu’Ahmad Ghossein sait rendre menaçante en structurant l’espace de façon à lui conférer une dimension écrasante et irrespirable. Ajoutant à la tension, un trou dans le plafond devient l’un des seuls liens vers le hors champ, comme un œil ouvert sur l’inconnu qui vient stimuler la pulsion scopique du spectateur. Parfois, la caméra sort et s’échappe sur un ciel lumineux ou la vision d’une vache à l’agonie. Bientôt, l’ennemi se repliera, les armes se tairont, laissant la mort et le deuil dans leur sillage. Marquant une stase propice au recueillement, la mise en scène accompagnera alors la douleur quand les mots n’ont plus lieu d’être.

En clôture du film, Marwan arpente seul un champ de ruines (la scène a été tournée à Zabadani en Syrie, près de la frontière libanaise). Un silence de mort recouvre la ville. Soudain, le bruit d’un drone envahit l’espace sonore. L’homme regarde vers le ciel, le plan l’écrase, il est tout petit, objet de forces sinistres qui le dépassent. Éternelle, la guerre semble déjà prête à resurgir. Nous revient alors en mémoire la première séquence du film : un spectacle de magie avec drapeau chiffonné et colombe blanche à l’appui. Faire disparaître les choses, faire s’évanouir la guerre, l’innommable… mission qui paraît impossible tant à la lumière des évènements actuels, la situation politique au Liban semble vouée à l’impasse. Mais l’espace d’un film aux accents métaphoriques, Ahmad Ghossein aura pris de la hauteur et mis des images et des sons sur la tragédie déchirante d’un pays qui n’en finit pas de mourir. C’est déjà beaucoup.


27 mai 2021