LE PROCÈS GOLDMAN
Cédric Kahn
par Robert Daudelin
Au milieu des années 1970, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France fut beaucoup plus qu’un livre. Écrit en prison par un militant d’extrême gauche condamné à perpétuité pour un triple meurtre, à la fois autobiographie et plaidoyer clamant son innocence, le livre de Pierre Goldman suscita un tel intérêt que la Justice se vît contrainte de rouvrir ses dossiers et d’organiser un nouveau procès. C’est ce procès devant la Cour de cassation d’Amiens, en avril 1976, que nous propose de suivre le film de Cédric Kahn.
Malgré sa grande fidélité à l’époque (vêtements, coiffures, têtes mêmes des figurants), Le procès Goldman n’est pas pour autant une reconstitution. Le procès n’ayant fait l’objet d’aucune transcription, la principale scénariste, Nathalie Hertzberg, a dû compiler les journaux de l’époque pour reconstituer les propos de Goldman et les échanges entre avocats. Le grand mérite de Cédric Kahn est d’avoir construit une réelle topographie (accusé, avocats, tribunal, familles, militants) qui nous installe au cœur du débat, nous obligeant périodiquement à faire des choix, et devenant, au-delà de toute astuce dramatique, la vraie dynamique de la mise en scène.
Le décor, construit en pleine campagne pour les besoins du film, ne tente d’ailleurs nullement de reproduire la salle d’audience d’Amiens ; c’est un huis clos, transformable au besoin, qui permet le tournage à trois caméras souhaité par Kahn, tournage qui assure une continuité et donne une intensité exceptionnelles aux débats, les acteurs ne sachant jamais s’ils sont filmés ou non… De plus, le décor utilisant une verrière comme plafond, tout a été tourné en éclairage naturel (comme aux premiers temps du cinéma), d’où assurément cette lumière si particulière dans laquelle baigne le film.
Mais, au-delà de cette mise en situation, aussi réussie qu’efficace, c’est la parole reconstituée de Goldman qui occupe le premier plan : bien servie par le travail exceptionnel de Arieh Worthalter[1], cette parole, malgré les cinquante ans de distance, a des résonances très actuelles. Dans la France de Macron où la police s’est vu conférer une autorité supplémentaire et où son action prend parfois des allures militaires, le discours agressif de l’accusé trouve une réelle pertinence. Par ailleurs, alors que tout le dispositif du film vise notre immersion, le jeu de son acteur principal, la véhémence avec laquelle il clame les propos de Goldman créent la distanciation nécessaire à une écoute critique. Le personnage de Goldman, tel que voulu par Kahn, n’est pas « sympathique » : c’est un homme enragé qui défend sa vie contre une société qui l’a exclu. Goldman utilise le tribunal comme une tribune, une scène presque : il sait lucidement qu’il se donne en spectacle et que c’est le seul choix que lui laisse la société qui l’a déjà condamné.
Pierre Goldman était un personnage complexe, contradictoire et mystérieux jusque dans sa mort (par balles en pleine rue en 1979) et le film de Cédric Kahn n’essaie pas d’en faire le héros positif qu’il n’était pas. Dans la violence de sa parole, dans la brutalité de ses propos, le Goldman que nous propose le film nous oblige à réfléchir ; il ne s’agit pas ici de nous identifier à un héros, mais bien plutôt de nous confronter à ses idées, à sa révolte, à la dénonciation nécessaire du racisme et du pouvoir abusif. Et le film a ce grand mérite de ne pas nous simplifier la tâche : c’est à nous de faire la part des choses, de démêler l’indémêlable et de prendre parti.
Il y a aussi dans Le procès Goldman une dimension documentaire, un portrait à peine retouché de la France des années 1970 où une jeunesse déçue des lendemains de Mai 68 veut crier son irrespect du pouvoir devant les juges qui s’en prennent à celui qui est devenu leur héros. La force du film tient aussi à cet exercice de réexamen d’une époque qui a profondément marqué toute une génération.
[1] Dès la conception du projet, Kahn avait très justement décidé que l’acteur qui incarnerait Goldman ne devait pas être connu du public, de manière à éviter toute identification qui détournerait l’attention du texte. Une fois la décision prise de confier le rôle à Worthalter, Kahn et son interprète travaillèrent ensemble durant plusieurs semaines sur le texte que le comédien aurait à déballer à chaud sur ce plateau très particulier.
8 novembre 2023