Je m'abonne
Critiques

Le redoutable

Michel Hazanavicius

par Alexandre Fontaine Rousseau

On peut être à la fois génial et un peu con. Fascinant et insupportable. Radical et dépassé. Redoutable et ridicule. On parle règle générale de Jean-Luc Godard. Mais on devrait peut-être dire Jean-Luc et Godard. L’un ne va pas sans l’autre, mais on oublie souvent le premier afin de brosser un portrait plus flatteur du second. Le redoutable est entièrement articulé autour de cette dichotomie : qu’il existe les idées de Godard d’un côté et les lunettes de Jean-Luc de l’autre. Qu’on peut s’intéresser aux unes tout en pilant (à répétition) sur les autres.

C’est en lisant Une année studieuse d’Anne Wiazemsky que j’ai compris que mon artiste préféré pouvait aussi me tomber sur les nerfs. Le film de Michel Hazanavicius est inspiré du roman suivant, Un an après, dans lequel Jean-Luc est sincèrement méchant en plus d’être con. C’était le roman d’Anne. C’est le film de Jean-Luc. À un point tel qu’il s’agit aussi, à sa façon, d’une oeuvre sur ces femmes que l’on écarte de l’histoire à chaque fois que l’on répète cette formule voulant qu’il s’en cache une derrière chaque grand homme.

Mais Hazanavicius, au fond, poursuit surtout la démarche entamée avec ses deux OSS 117 : il s’amuse aux dépens d’une certaine France s’idéalisant comme elle idéalise son passé, en s’en prenant cette fois-ci à l’un de ses géants plutôt qu’à une note de bas de page de sa culture populaire. C’est de bonne guerre, voire nécessaire, Godard ne méritant pas de devenir une institution figée que l’on vénère à la manière d’une révolution avortée dont on brasserait le souvenir par simple nostalgie avant de s’en servir pour ignorer le présent.

Habile metteur en scène dans le registre de la comédie, Hazanavicius n’évite pas tous les pièges tendus par un tel sujet. Mais il comprend, au moins, l’importance de la dérision dans notre rapport à l’Histoire. Son Godard est un vestige de son temps au même titre qu’un monument. La forme oscille ici entre le pastiche et la parodie, de la même manière que le ton hésite entre l’hommage et la critique. Mais l’humour répond à l’humour, l’esprit à l’esprit ; Godard n’est pas « sérieux », même lorsqu’il se prend au sérieux. Ce que tente de rappeler Hazanavicius, c’est que l’auteur de La chinoise a toujours été drôle. Même malgré lui.

L’humour traverse l’oeuvre de Godard et demeure présent, quoiqu’on en dise, dans ses films plus récents – tels que Film socialisme et Adieu au langage, dans lequel le cinéaste traite de l’état du monde tout en nous rappelant constamment que c’est son chien qui l’intéresse vraiment. C’est ainsi que s’articule son intelligence, ce sur quoi repose ce spectaculaire sens de la formule ayant toujours relevé de la boutade autant que de la philosophie. C’est aussi ce que l’on oublie, en général, quand on dissèque son oeuvre tout en l’élevant au rang d’objet insaisissable.

Le Godard du Redoutable est prétentieux. Imbu de lui-même et maladroit. Son intransigeance intellectuelle relève du narcissisme autant sinon plus que de l’intégrité à proprement parler. C’est une posture qui implique son lot d’imposture. Lorsqu’il recouvre ses doigts de colle pour faire disparaître ses empreintes digitales, il le fait simplement parce que « c’est un truc de militant » ; et personne ne se rallie à lui, quand il tente au cours d’une manifestation d’entonner un slogan. Lorsque Godard affirme que ce c’est le mouvement et non les étudiants qui l’intéresse dans le mouvement étudiant, la formule est brillante. Mais elle trahit aussi une certaine condescendance.

À notre tour, on pourra dire que c’est Godard et non Jean-Luc qui nous intéresse chez Jean-Luc Godard ; ce à quoi Hazanavicius répond qu’ils sont inséparables comme le sont le mouvement des étudiants, l’humain des révolutions, les hommes de leurs idées, les défauts de leurs qualités. Qu’il faut rire de Jean-Luc pour rendre hommage à Godard. Qu’il faut rire de lui comme Godard l’aurait fait. Pour Hazanavicius, la critique est une forme de respect – bien plus que ne l’est, justement, la vénération aveugle d’une figure idéalisée.

Au fond, Le Redoutable se concentre sur la figure de Jean-Luc parce que celle-ci l’exige. Parce que Wiazemsky n’existe plus de toute façon que pour l’observer, la vénérer. Parce que l’homme refuse de céder aux autres cet espace qu’il dit vouloir partager. Lorsqu’on le quitte, le cinéaste tente de tourner Vent d’est ; mais sa soi-disant dissolution dans le collectif Dziga Vertov n’a pas eu raison de son désir d’asseoir son autorité, en tant qu’artiste. Derrière Godard se cache Jean-Luc ; et Anne ne sera pas Anne, jusqu’à ce qu’elle se libère de son emprise. Hazanavicius, finalement, invite le spectateur à suivre l’exemple de celle-ci.

 

France 2018. Ré. et scé.: Michel Hazanavicius, d’après le livre de Anne Wiazemsky. Ph.: Guillaume Schiffman. Mont.: Anne-Sophie Bion. Son : Jérôme Aghion, Jean Minondo. Int.: Louis Garrel, Stacy Martin, Bérénice Bejo, Micha Lescot, Grégory Gadebois, Félix Kysyl, Jean-Pierre Mocky, Tanya Lopert. 107 minutes. Dist.: MK2 / Mile End


10 mai 2018