LE RÈGNE ANIMAL
Thomas Cailley
par Cédric Laval
Précédé d’une rumeur avantageuse, bardé de douze nominations aux César, Le Règne animal, deuxième long métrage de Thomas Cailley (Les combattants, 2014), est susceptible de revigorer l’image du cinéma français que l’on se fait parfois. Son histoire le fixe dans des territoires généralement peu explorés par les cinéastes de l’Hexagone, à la croisée du fantastique, du film de monstres et du cinéma d’anticipation. Alors que la société est submergée par une vague de mutations génétiques menant certains individus à se transformer en animaux, François (Romain Duris) fait tout pour sauver sa femme, frappée par cette maladie d’un genre nouveau, tandis que son fils Émile (Paul Kircher) est lui-même atteint des premiers symptômes. C’est donc l’imaginaire et les procédés d’un certain cinéma de genre qui sont convoqués à l’écran : les effets spéciaux (maquillage, animatronique, effets numériques…) cohabitent avec les jump scares du cinéma d’horreur, et certains référents célèbres surgissent à l’esprit. Il y a du Cronenberg dans cette mutation de l’humain en animal (on songe bien sûr à The Fly), mais aussi dans cette scène où Émile, fasciné, lèche sa propre cicatrice. On se surprend également à repérer, dans un face-à-face de la mère animalisée avec son mari, filmé en gros plan, une référence à Alien.
La surprise est toutefois relative, puisque le réalisateur inscrit son film dans une forme de réalisme social qui rend ce monde étonnamment proche. Dès la séquence d’ouverture, un automobiliste échange ainsi avec François un regard entendu, alors qu’un mutant vient de provoquer une commotion dans le trafic en s’échappant d’une ambulance : « Quelle époque, hein ? » L’une des forces du film est son ancrage dans une époque qui ressemble étrangement à la nôtre, tant à travers ses marqueurs technologiques qu’à travers les allusions discrètes du dialogue (une élève déclare vouloir se suicider si on lui impose un autre couvre-feu…). À aucun moment on ne sent la volonté de surligner le fantastique ni d’accentuer l’écart temporel entre notre monde et celui dépeint par le film. Au contraire, le cinéaste s’attache à briser le sensationnalisme induit par la présence de la monstruosité dans le quotidien, et introduit cette présence de manière subtile : ici, une silhouette floutée, dans l’arrière-plan d’une salle d’attente ; là, une marque de griffe sur le mur ; là encore, une respiration qui s’apparente à un grognement. Le discours médical lui-même tend à naturaliser la présence des monstres, à la transformer en objet d’étude scientifique. Il n’y a qu’un pas pour que cette monstruosité devienne aussi objet d’étude sociologique.
On est tenté de faire une lecture métaphorique de ces mutants, que le langage s’applique à désigner de noms divers (monstres, créatures, bestioles…), selon qu’on pose sur eux un regard compatissant ou hostile. Les graffitis qui fleurissent sur les murs (« Pas de bestioles ici ! ») pourraient faire écho à des réflexes xénophobes de la société actuelle. Pourtant, le film n’impose pas cette lecture métaphorique, il chercherait même à la désamorcer plutôt, ne serait-ce qu’à travers le comportement des forces policières, par exemple dans une scène du supermarché, où des créatures sèment la pagaille dans les rayons. Là encore, on dédramatise l’impact des mutants sur la vie quotidienne, on n’insiste pas sur les moyens drastiques mis en œuvre par les forces de l’ordre pour les neutraliser : simplement, ils sont là, et il faut apprendre à cohabiter avec eux, à contrôler leurs instincts. Cette volonté de dédramatisation s’incarne parfois dans des effets comiques (Émile « pêchant » des poissons sous l’œil médusé d’une voisine, une créature semant un joyeux désordre dans une guinguette en se prenant la patte dans une chaîne…), pas toujours inspirés, mais cohérents avec le projet d’ensemble.
Si ces monstres ni ne renvoient à un comparant caché, ni ne provoquent l’hystérie des gens « normaux », c’est qu’ils doivent être pris pour ce qu’ils sont : des humains qui redécouvrent la part d’animalité qui est en eux. En ce sens, le film s’inscrit dans un discours écologique plus large, s’interrogeant sur la place de l’homme dans une nature avec laquelle il a coupé les liens. Un roman célèbre de Vercors réduisait la définition de l’homme au fait qu’il était un « animal dénaturé » ; le film cherche au contraire à réinscrire l’humain au cœur même de la nature, de sa nature animale. D’abord terrifié par la métamorphose qui s’opère en lui, Émile apprend à l’apprivoiser, à en mesurer les propriétés. Sa rencontre avec Fix (Tom Mercier), un homme-oiseau, est à ce titre décisive. Celui-ci est conscient de ne pas « être fini », il a l’ambition d’être « sublime » lorsqu’il pourra enfin voler, comme si sa mutation en animal le faisait accéder à un mode de perception du monde totalement nouveau… ou qu’il avait fini par oublier. Cela ne l’empêche pas de souffrir au moment où il perd l’usage du langage, ce qui nous fait réfléchir à la frontière séparant l’humain de l’animal. Cette frontière se joue aussi dans le décor forestier, admirablement filmé par le cinéaste : la forêt des Landes semble tantôt ordonnancée par la main de l’homme, tantôt animée d’une luxuriance, d’un désordre qui évoquent en nous une forêt primaire. À plusieurs reprises, Émile est confronté à un rideau d’arbres, faisant lisière avec la société des hommes, dans lequel il choisit de s’enfoncer pour répondre à l’appel de la forêt.
Ce faisant, il risque de couper le lien qui le relie à son père, parangon de l’homme civilisé qui cite René Char pour mieux comprendre le réel. Romain Duris est l’interprète parfait pour transmettre ce mélange d’énergie et de vulnérabilité, d’incompréhension et de sensibilité qui caractérise ses relations avec son fils. Jouant le rôle tantôt de l’adulte protecteur, tantôt de celui qu’il faudrait protéger, François cherche par tous les moyens à rester en contact avec ce fils adolescent, dont il sent bien qu’il est en train de lui échapper. Les scènes les plus touchantes sont celle où le père étreint le fils pour le rassurer, celle où le fils mord littéralement le père pour se libérer de son emprise, celle, plus improbable, où les deux hurlent dans la nuit leur désir de retrouver cette femme / mère qui a disparu, sur une chanson de Pierre Bachelet. Et lorsqu’à la fin du film, François scrute Émile qui lui lance « Qu’est-ce qu’il y a ? », le père n’a d’autre réponse que ce magnifique « Rien, t’es beau. » Car ce qui réconcilie au final le règne animal et celui de l’humain, n’est-ce pas cet instinct profond, ce grand élan d’amour contemplatif qui rapproche la créature de sa progéniture ?
12 février 2024