LE RÊVE ET LA RADIO
Renaud Després-Larose et Ana Tapia Rousiouk
par Carlos Solano
À propos de La bande des quatre (1989) de Jacques Rivette, Serge Daney disait que la seule vérité du film, c’est l’hésitation. D’un côté le théâtre, incarné par Bulle Ogier, espace du sérieux et de la morale ; de l’autre le cinéma, lieu de la métamorphose, emblématisé par Benoit Régent. Entre les deux, quatre jeunes actrices ayant pour seul destin l’hésitation, l’égarement. Ouvertement rivettien, Le rêve et la radio de Renaud Després-Larose et Ana Tapia Rousiouk semble reconduire l’intuition de Daney à propos du film de Rivette. Sauf qu’ici il n’est plus question d’hésiter entre cette vieille querelle qui opposerait le théâtre et le cinéma (quoique), mais davantage, comme le suggère le titre, entre le rêve poétique et l’éveil concret d’une conscience politique. Dans Le rêve et la radio, on ne cesse de se raconter des rêves au même titre qu’on exprime, sans trêve, le désir fort d’un éveil tourné vers la révolution. Mais d’un rêve, disait Marguerite Duras, on ne sort jamais indemne.
L’inventivité du film de Després-Larose et Tapia Rousiouk repose ainsi sur le somnambulisme qu’il postule pour faire tenir l’hésitation : ni tout à fait ancré dans la réalité ni tout à fait prêt à quitter le monde des rêves. De fait, tout commence par le récit d’un rêve dont le film ne semble à aucun instant se détacher, si ce n’est par un coucher de soleil sur fond d’interrogatoire, image finale du film. Cette valse permanente entre un désir de poésie et un besoin de changement social, matrice du projet, allégée de la lourdeur qu’elle a pu porter dans Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau (Mathieu Denis et Simon Lavoie, 2016) est traitée ici comme un jeu (façon Godard, souvent cité dans ce film qui conserve son goût pour le libre jeu formel) ou au mieux comme une conspiration (façon Rivette, encore lui, ou Jean-Claude Biette dont le style éclaté imprègne chaque plan). Sans se définir explicitement pour autant comme un film sur la création, Le rêve et la radio dit – et montre – des choses importantes sur les choix à faire et sur les questions à se poser dans le processus créatif, sur la place qu’il convient d’accorder à la poésie ou à l’action révolutionnaire dans n’importe quel élan de vie. En sourdine, en profondeur, le film pose la question : et le cinéma là-dedans ? Comment se porte-t-il ?
Question de taille, dépouillée du moindre regard condescendant, que Renaud Després-Larose et Ana Tapia Rousiouk adressent d’emblée à eux-mêmes. D’abord sous forme d’autodérision, puisqu’ils assument les rôles principaux du film, non pas exactement à titre de cinéastes mais d’allègres caricatures. Constance (Tapia Rousiouk) travaille pour une radio qui diffuse du contenu à caractère politique cadencé par des annonces publicitaires (le film cultive un goût sain pour les contradictions). Elle enregistre des sons et semble tentée par l’action révolutionnaire. Elle partage sa vie avec Eugène (Després-Larose), un jeune poète épris d’un style lyrique et incapable de proposer un discours articulé sur son œuvre. Ils accueillent régulièrement chez eux Béatrice (Geneviève Ackerman), une jeune itinérante portée par des idéaux révolutionnaires, et croisent le chemin d’un certain Raoul Debord (Étienne Pilon), sorte de charlatan imbibé d’imaginaire soixante-huitard, emblème assumé par le film du militant embourgeoisé. Les rôles semblent clairs, reconnaissent leur part de théâtralité, par moments leur dimension burlesque ; ils évoluent au cœur d’une trame fragmentée et elliptique qui rend impossible de déterminer l’exactitude des lieux et la durée réelle des événements, parfois même l’époque où le film se déroule, à l’exception d’un indice, très pessimiste : la mobilisation citoyenne, dans le Montréal contemporain, s’organise autour de la victoire du Canadien plutôt qu’au nom de l’injustice sociale.
Mais à la question « le cinéma, comment ça va ? », moins sérieuse qu’elle n’en a l’air, le film répond par d’autres voies moins immédiatement reconnaissables que le simple alignement d’archétypes : Després-Larose et Tapia Rousiouk s’autorisent, somnambulisme oblige, un large éventail d’extravagances formelles aux intentions indéterminées. Par exemple, un travail inventif sur le son donne l’impression que les personnages sont en permanence sous écoute et un jeu sur la lumière confère à chaque scène l’impression d’une nuit qui n’en finit plus. À cet égard, le film gagne en force lorsqu’il tourne carrément le dos au réalisme et qu’il laisse le champ libre à de pures envolées lyriques (elles sont nombreuses) où l’émancipation formelle l’emporte sur tout, où la poésie la plus pure tend la main à l’utopie d’un projet révolutionnaire. Deux séquences semblent aller dans ce sens. La première met en scène le personnage de Béatrice, par ailleurs scénariste du film, monologuant la tête contre le mur, exprimant ses doutes, ses angoisses, son désir de se sentir vivante par la création et le partage. Comparable à la tirade de l’inconsolable Veronika dans La maman et la putain, ce moment assume sa filiation avec le film d’Eustache qui parle, comme ici, des lendemains déçus, des révolutions fantasmées et rêvées. La deuxième scène, plus cérémonielle et visuellement stupéfiante, advient dans un hangar très lynchéen où Raoul incite à l’action révolutionnaire au fur et à mesure que son discours se transforme en pur signal, en amas de pixels, en propagation artificielle, en forte tension où semble se tenir un combat plastique entre lyrisme visuel et promesse d’une révolte. Le film réunit ainsi deux registres apparemment incompatibles, le premier sur le mode de l’ivresse confessionnelle, le deuxième sur celui de l’expérimentation délirée. Il n’y a donc de vérité que dans l’hésitation, programme suffisant, suffisamment beau et politique pour faire un film. Et ce film s’appelle Le rêve et la radio.
15 septembre 2022