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Critiques

LE ROMAN DE JIM

Arnaud et Jean-Marie Larrieu

par Cédric Laval

Le dernier film des frères Larrieu est l’adaptation partiellement convaincante du magnifique roman de Pierric Bailly, duquel ils ont conservé le titre : Le roman de Jim, publié en 2021. Avant d’être celui de Jim, le film / roman est d’abord celui d’Aymeric (Karim Leklou), un jeune homme qui cherche sa voie dans une vie sans perspectives, après avoir purgé une peine de deux ans de prison. Lors d’une soirée, il renoue contact avec une ancienne collègue de travail, Florence (Laetitia Dosch), enceinte de plusieurs mois, qui craque pour cet homme à l’allure timide et débonnaire. Leur relation va s’épanouir avec la naissance du petit Jim, auquel Aymeric va s’attacher d’un amour encore plus profond que celui qui le lie à la mère de l’enfant… jusqu’à ce que l’équilibre de la cellule familiale soit remis en question par le surgissement du père biologique, Christophe (Bertrand Belin), venant de perdre femme et enfants dans un accident de voiture, et qui s’accroche à son ancienne amante comme à une bouée.

Si Jim est le personnage éponyme, c’est bien que le centre de gravité du film s’est déplacé d’une histoire d’amour à une histoire de paternité. Les dialogues et les situations opèrent ce glissement de manière subtile : à l’hôpital, les infirmières désignent Aymeric comme le « papa », et c’est ainsi que l’appelle Jim à mesure qu’il grandit. Pourtant, avec l’arrivée de Christophe dans le décor, les choses ne sont plus si simples : Aymeric vit sur le mode de la déchéance son nouveau statut de parrain ; le désir de paternité biologique d’Aymeric semble lui-même s’être atrophié alors que grandissait son amour exclusif pour cet enfant qui n’est pas de lui ; lorsque sa nouvelle compagne, Olivia (Sara Giraudeau), lui demande s’il a des enfants, Aymeric répond par la négative, avant de lui présenter plus tard Jim comme son propre fils. Ce dernier exprime de manière naïve mais terriblement lucide la question centrale du film : « Mais là, tout de suite, c’est qui mon papa ? » Le père, pour l’enfant, est-il celui qui a semé la graine ou celui qui l’a accompagné dans sa croissance ? Kore-eda traitait déjà de cette question dans Tel père, tel fils (2013) à partir d’une situation plus alambiquée. Ici, le questionnement prend une forme plus épurée : est-ce que le « roman » que s’est construit l’enfant en aimant cet homme comme son père, assisté en cela par les non-dits des adultes, doit primer la réalité de sa naissance ? Ce dépouillement narratif constitue une gageure pour les frères Larrieu, que le film ne parvient pas totalement à relever.

Pierric Bailly essaie de répondre au questionnement sur la paternité au moyen d’une narration à la première personne, que ne peut se permettre le cinéma, beaucoup moins apte que la littérature à épouser les atermoiements psychologiques de son protagoniste : ce n’est pas le moindre défi qui se présente aux frères Larrieu. Les ellipses temporelles d’une histoire s’étendant sur plus de vingt ans en sont un autre, d’autant que la durée du film est assez courte (101 minutes). À ces deux défis, les réalisateurs répondent partiellement en usant d’une voix off pas toujours convaincante. Un troisième défi consiste à faire du héros central de cette histoire un personnage « gentil », selon le propre terme de Florence, là où la tension narrative se cristallise le plus souvent autour des méchants, des charismatiques, des tourmentés. Ici, point de tourments, mais des passions sans coups d’éclat (est-ce d’ailleurs un hasard si Aymeric avoue avoir voté blanc à son fils ?), des éléments perturbateurs qui se glissent en douceur dans le quotidien des personnages, des colères et des frustrations qui s’expriment sur le mode de la retenue.

Homme regarde une femme en train de rire

Pour incarner ce personnage doux et gentil, les frères Larrieu ont jeté leur dévolu sur Karim Leklou, un comédien dont la silhouette lourde et la démarche un peu pataude illustrent bien le statut anticonformiste de ce « héros ». Le sous-jeu du comédien, qui s’exprime par des silences, des expressions faciales minimalistes et de grands regards ahuris, épouse encore le caractère peu flamboyant de son personnage, au risque de faire barrage à notre investissement émotionnel, surtout dans la première moitié du film. À l’opposé, le sur-jeu de Laetitia Dosch produit à l’occasion une forme de déséquilibre dans le réalisme des situations, comme lors de cette scène où elle se lance dans une longue diatribe contre sa meilleure « amie ». Il faudra toute la spontanéité et le charme de Sara Giraudeau pour que le courant passe à nouveau entre le personnage d’Aymeric et celui de sa partenaire, dans une seconde partie où s’épanouit la dimension mélodramatique de ce film.

Car malgré ses défauts, c’est bien une émotion pure que viennent cueillir certaines séquences de ce long métrage. La chimie évidente transpirant des scènes que partagent Aymeric et Jim enfant (excellent Eol Personne) y fait pour beaucoup. L’utilisation à bon escient du corps massif de Karim Leklou, comme lorsqu’il s’écroule dans la pâtisserie après que Florence lui a annoncé vouloir couper les ponts avec lui, contribue aussi à cet impact émotionnel. Mélodramatique au sens noble du terme, le film l’est également quand Aymeric reprend contact avec Jim par l’entremise d’une chanson qu’a composée ce dernier, ou lorsqu’il se met à danser sur la musique que mixe son fils lors d’un festival de musique électronique. Les frères Larrieu évitent les ficelles faciles des dialogues surlignant la souffrance, d’une trame sonore qui impose ses émotions, en cherchant une voie d’accès plus naturelle, plus incarnée, aux épanchements du cœur. L’utilisation de l’espace et de la direction photo est à ce titre éloquente : loin de redoubler les blessures et l’impasse existentielle de son personnage en montrant des paysages cloisonnés baignés par une lumière triste, les cinéastes magnifient les paysages du Jura, filment la rupture d’Aymeric et de Florence au milieu du soleil et des gazouillements d’oiseaux ; c’est aussi dans le cadre somptueux d’une via ferrata suspendue au-dessus d’un lac que la rupture entre Aymeric et Jim sera (presque) consommée. C’est peut-être la principale réussite du film : en tournant le dos aux codes narratifs traditionnels, au risque de susciter un vague ennui, les frères Larrieu font surgir les frissons de manière subtile et inattendue, dans les glissements faussement anodins du dialogue, dans une passée de lumière sur un visage d’enfant, dans l’affaissement d’un colosse ramené à la vie par les mots de Jim, reconnaissant de nouveau en lui son père.


22 novembre 2024