Le ruban blanc
Michael Haneke
par Philippe Gajan
150 minutes d’un noir et blanc sublime, de paysages d’une beauté à couper le souffle, de cadres tracés au cordeau, une distribution impeccable, un scénario implacable… Haneke part dans son dernier film (le dixième en fait) à l’assaut de ce qui a d’emblée toutes les apparences d’une chronique villageoise : en 1913, à l’aube d’un XXe siècle aux accents de XIXe, dans une société quasi féodale sous le joug de la noblesse (le baron) et de l’église (le pasteur), de mystérieux événements d’origine manifestement criminelle troublent un ordre en apparence immuable que rythment des rituels ancestraux. Haneke, cela ne surprendra personne, décrit ici un monde qui se lézarde, un monde gangréné incapable désormais de préserver les apparences.
Un peu à l’image de ces figures totalitaires convoquées et dénoncées à l’écran, le cinéma d’Haneke impose un respect paradoxal. Il en impose tout d’abord autant qu’il réjouit le cinéphile pour ses qualités esthétiques évidentes, pour cette maîtrise de l’ensemble des éléments cinématographiques Haneke est au sommet de son art -, mais également pour ce sentiment extrêmement réconfortant de voyager en terrain balisé. Le ruban blanc, c’est à la fois tout le cinéma d’Haneke, cette quête quasi obsessive (maladive ?) de l’origine du Mal, mais aussi un flot continu de références (voulues ou non) qui viennent naturellement à l’esprit : Bergman et Dreyer bien sûr, à la fois pour l’ascendance protestante (ce qui fait de Haneke un contemporain de Lars von Trier et de Carlos Reygadas !), l’épuration et la rigueur, mais également le Henri-Georges Clouzot du Corbeau et pourquoi pas Le village des damnés de Carpenter (curieux, non ? Mais attendez de voir le regard des enfants lors de l’interrogatoire final !). Nous sommes donc en cinéma, ce drôle de pays où les fables les plus improbables dialoguent avec une certaine idée du réel.
Car la force du film ne tient heureusement pas seulement à ce plaisir un peu pervers (et surtout un peu vain !) d’évoluer en pays de (re)connaissance. Le noir et blanc (qu’on a pas fini de louer décidément) a ici une fonction autre que l’esthétique (pour ne pas dire la joliesse !). Manifestement, l’objectif avoué de Haneke n’est ni la reconstitution historique (malgré la précision chirurgicale), ni le récit édifiant bâti à coups d’images d’Épinal, ni, à l’opposé, une forme réaliste. Le cinéaste se livre plutôt à un exercice proche du conte paysan ou du conte noir. Le noir et blanc convoqué est celui qui stylise, qui découpe au scalpel toute chose, qui surplombe, un sur- ou hyper- réalisme qui vient souligner à la façon dont la mémoire souligne, c’est à dire forcément en trahissant le réel à la manière dont les symboles trahissent le réel pour mieux le révéler.
Mais une fois dit tout cela, une fois dit l’admiration sincère qu’on éprouve devant ce monument de froide élégance et de classicisme, vient le moment d’affronter les soupçons de totalitarisme qui pèsent sur cette uvre (presque) trop parfaite, trop lisse et peut-être victime à son tour de ce qu’elle dénonce d’où le paradoxe énoncé plus tôt. Haneke s’est défendu d’avoir voulu relier de façon directe le puritanisme protestant et la montée du nazisme ce qui effectivement paraît un peu court, et finalement pas très original. Et malgré un symbolisme un peu trop appuyé (le ruban blanc, symbole d’innocence et de pureté porté comme le brassard à la croix gammée) et une certaine lourdeur propre au Haneke le plus didactique (un comble pour ce cinéaste qui rêve de donner au cinéma les capacités d’évocation de la littérature), malgré les références très explicites à la «peste brune», au fascisme ou au nazisme, on a envie (pour une fois) de suivre le cinéaste qui a maintes fois proclamé qu’il aspirait à une portée plus universelle que la simple dénonciation du nazisme.
Et effectivement, l’enjeu est là. Le ruban blanc est-il tourné vers le passé, les évidences ou les raccourcis un peu simplistes (disons à la Michael Moore version Bowling for Colombine) ? Car à ce moment le spectateur est en droit de se dire : tout ça pour ça ! Ou encore, s’adresse-t-il au présent, à des formes plus contemporaines du totalitarisme qu’il nous laisse le soin de débusquer, s’appuyant sur la notion d’uvre ouverte que lui prête notre collègue Jacques Kermabon ?
Reste que dans sa première partie le film fonctionne parfaitement, distillant une angoisse et un suspense proprement insoutenable (même si par la suite la tension s’émousse quelque peu). Et rien que pour se confronter à cette superbe leçon de cinéma, rien que pour à son tour se prêter au jeu de la réflexion que tente de ou voudrait allumer Haneke (qu’il se prenne pour Freud ou non n’est pas la question), il faut aller voir Le ruban blanc. Après tout, toute occasion pour raviver la flamme de la lutte au totalitarisme est bonne à prendre.
4 février 2010