Le silence
Renée Blanchar
par Robert Daudelin
Le silence dont nous parle le nouveau film de la cinéaste acadienne Renée Blanchar, c’est le silence entretenu par l’Église catholique vis-à-vis le scandale des abus sexuels dont ont été victimes des centaines d’enfants du Nouveau-Brunswick, notamment du diocèse de Bathurst, entre 1950 et 1980. Mais il y a un autre silence qui précède plus sournoisement les gestes des prêtres prédateurs, c’est le silence acadien, celui qui veut qu’on oublie la Déportation de 1755 et ses milliers d’enfants disparus. Le silence comme malédiction.
Il fallait briser ce silence maudit. Pour la cinéaste originaire de Caraquet, cela voulait dire faire un film, inviter les victimes à parler, forcer l’Église à admettre ses torts. L’entreprise n’était pas évidente : on risquait de blesser ceux qui tentaient désespérément d’oublier. Décidée à foncer, Blanchar s’installe dans le village de Cap-Pelé, épicentre des scandales, et écrit à tous les villageois pour les informer de son projet. C’est d’abord l’évitement, puis les plus courageux lui rendent visite, notamment Victor Cormier, le meilleur joueur de hockey du village à qui le bon curé Léger avait donné la clef de l’aréna en échange de « petits services ». La parole s’installe, en même temps que la confiance, et le film qui aurait pu n’être qu’exercice thérapeutique, devient arme de combat dont les victimes, maintenant quinquagénaires, vont s’emparer pour exiger la réparation que les tribunaux et l’Église catholique leur refusent.
Confrontée à un sujet aussi sulfureux, la cinéaste aurait pu se satisfaire d’étaler les faits, d’aligner les chiffres (28 prêtres identifiés comme prédateurs, des centaines de vie brisées, des dizaines de familles cloîtrées dans un silence « toxique », comme le qualifie si justement Blanchar), de clamer l’horreur de ces gestes et de leur violence, de réclamer justice. La cinéaste a choisi d’aller plus loin : de s’impliquer elle-même dans la recherche de la vérité, de se solidariser avec la lutte de ces anciens enfants torturés, de leur donner une tribune pour dénoncer l’Église, ses officiers et le silence qu’elle a essayé d’acheter jusqu’à en monnayer la valeur (tant pour les attouchements, tant pour un baiser, tant pour une sodomie) – quel cynisme ordurier!
Ce faisant, Blanchar répond à l’éthique même du vrai cinéma documentaire, celui dans lequel le cinéaste accepte d’investir du temps dans la connaissance du lieu et des gens, de regarder et de sentir avant de filmer. C’est cet engagement qui fait la force du Silence et qui assurément explique le trouble réel qui s’installe chez le spectateur. Ce trouble naît aussi de la crudité de certains témoignages dans lesquels le sang des enfants abusés rend encore plus concrets (et plus horribles) les gestes dont ils ont été victimes. Il fallait du courage, un état de grande lassitude morale aussi, pour que ces hommes, maintenant eux-mêmes pères d’enfants, décrivent avec une telle précision les gestes auxquels ils ont été soumis. La figure du bon curé Léger, fils de sénateur, frère d’un médecin qui fut son complice, et petit capitaliste en soutane, prend alors une nouvelle dimension : figure d’autorité, morale autant qu’économique (c’est lui qui construit l’aréna, lui donnant son nom), il écrase ses paroissiens et les enferme dans un silence de plomb que personne, même l’enquêteur de la GRC, n’ose remettre en question. Le témoignage récent de celui qui était maire de Cap-Pelé au moment des crimes, est particulièrement révélateur de cet état d’esprit.
L’Église catholique, sa hiérarchie et ses alliés habituels, n’échappent pas à la colère de la cinéaste qui n’hésite pas à mettre en cause l’évêque qui connaissait certainement les agissements de ses collaborateurs et qui, au besoin, les déplaçait de paroisse en paroisse, histoire de consolider le silence qui protégeait son petit empire. Plus largement, l’Église institutionnelle, celle du Vatican, que le film met en cause à travers les propos de l’éthicien qui en parle comme d’une multinationale bien peu intéressée aux scandales de Cap-Pelé.
Sans doute peut-on regretter que Renée Blanchar s’en soit tenue à une écriture documentaire trop classique. Le filmage des témoignages aurait sans doute gagné à une certaine stylisation, voire à une certaine mise en scène ; mais il y avait urgence et il fallait frapper : les coups ont porté. Les blessures des victimes ne sont pas pour autant cicatrisées, mais une réelle solidarité est née, ce qui est aussi l’une des forces du documentaire.
30 septembre 2021