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Critiques

Le souffle du désert

François Kohler

par Gérard Grugeau

Depuis plus de vingt ans, la condition masculine revient régulièrement au centre de l’actualité. Récemment, plusieurs colloques réunissaient à Montréal chercheurs, praticiens et intervenants venus réfléchir sur l’éveil d’un mouvement social davantage  sensible aux préoccupations des hommes. Suicide et décrochage scolaire chez les jeunes garçons, droits des pères, garde des enfants en cas de séparation: tout indique un malaise chez l’homme contemporain. Certaines instances politiques flirtent même avec les valeurs nostalgiques du passé et prônent le retour à la non-mixité à l’école. Une certaine mouvance masculiniste se nourrit de ce malaise pour blâmer le féminisme de tous les maux qui affligent aujourd’hui les rapports entre les hommes et les femmes alors que c’est toute la société qui est engagée dans une redéfinition complète des rôles sociaux traditionnels et des stéréotypes sexuels. Les femmes ont réussi de haute lutte à investir de nouveaux lieux de pouvoir et à imposer plusieurs de leurs revendications. La situation reste fragile pour elles car la droite ultra conservatrice ne demande qu’à remettre en question certains acquis sociaux comme on le voit localement aux États-Unis, notamment sur la question de l’accès à l’avortement. Au sein de nos sociétés en mutation où les femmes sont encore souvent victimes de violence et de discrimination systémiques, les besoins des hommes ne doivent cependant pas être niés pour autant. Il y a chez eux une véritable souffrance et les ressources communautaires aptes à les accueillir demeurent hélas encore trop rares.

Dans un tel contexte où le mal-être masculin reste un tabou, Le Souffle du désert du cinéaste François Kohler fait œoeuvre utile. Face à une opinion publique qui tend trop souvent à banaliser – voire à ridiculiser – la souffrance masculine, cette coproduction entre la Suisse et le Canada (ONF) tombe à pic pour relativiser certaines idées préconçues sur la masculinité. On y suit un groupe d’hommes qui effectue un trek de deux semaines dans le désert sud-tunisien. À la faveur de ce voyage riche en émotions, ces hommes livrent leurs questionnements identitaires et leur intimité. Loin de tout, ils apprennent à nommer ce qui les travaille au plus profond d’eux-mêmes. Peut-on échapper au déterminisme familial? Quelle image de père transmettre aux enfants et aux petits-enfants pour des hommes souvent eux-mêmes en manque de modèles et en rupture de filiation avec leur propre «ascendance masculine»? Comment se redéfinir face aux femmes et aux autres hommes dans une relation plus harmonieuse? Quels rapports ces hommes venus de différents horizons entretiennent-ils avec leur agressivité, leur sexualité et leur propre corps? Autant de questions que le film a le mérite d’aborder sans fard et sans jamais verser dans le voyeurisme appuyé de la télé-réalité. Certaines séquences saisissent pourtant par leur charge émotive, mais le respect que le cinéaste a su établir entre l’équipe de tournage et les participants (chacun gardait un droit de regard sur le matériel filmé), de même que l’évidente sincérité avec laquelle les hommes s’ouvrent aux autres et à la caméra, emportent notre adhésion. Une sorte de fratrie bienveillante, doublée d’une tendresse partagée, s’installe rapidement. Le lieu de ces échanges y est sans doute pour beaucoup. Ce voyage au bout du monde dans les splendeurs d’un désert ouvert sur l’infini ancre le parcours intérieur de ces hommes dans un espace qui appelle tout naturellement une forme de transcendance et une expansion de la conscience individuelle. Attentif aux fluctuations de l’environnement, François Kohler laisse respirer son film et dessine avec sensibilité une sorte de cartographie des âmes en résonance avec les humeurs changeantes du désert. Un beau moment de cinéma reste en mémoire, peut-être parce qu’il déchire soudainement l’ordonnancement d’un film un peu trop sage et convenu dans sa narration: les hommes munis d’une petite lampe fixée sur leur front dévalent à la brûnante les pentes sablonneuses. Ces silhouettes fantomatiques y apparaissent alors dans toute la fragilité de leur condition : celle de simples humains en quête de lumière sur le chemin sinueux de leur existence tourmentée. En un seul plan, tout est dit, tout passe dans l’image : la course au bord du gouffre, l’angoisse de vivre et de mourir…

Le Souffle du désert nous parvient après Ni rose, ni bleu de Joël Bertomeu, un autre film sur la condition masculine sorti au Québec en 2004. Les deux documentaires ont connu un succès d’estime et ils pourront être utilisés comme outils d’intervention  dans les groupes d’hommes et par les organismes de soutien à la condition masculine. Il serait dommage que les deux films entrent en concurrence car il y a là deux expériences qui, si elles se recoupent à maints égards, apparaissent très complémentaires.

À signaler, le DVD est agrémenté de deux suppléments qui prolongent le plaisir du visionnage et nourrissent la réflexion. Ces suppléments prennent la forme de deux entrevues où l’on retrouve le psychanalyste québécois Guy Corneau (auteur du best-seller Père manquant, fils manqué, et fondateur du Réseau Hommes Québec) et le psychothérapeute suisse, Alexis Burger, qui a encadré l’expédition.

 


10 décembre 2006