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Critiques

LE TEMPS D’UN ÉTÉ

Louise Archambault

par Gérard Grugeau

Il y a des films qui laissent dans leur sillage un sentiment de malaise et, quand l’un de ces films caracole en tête du box-office et est en passe de devenir le titre québécois le plus populaire de l’année 2023, il mérite notre attention critique. Face à un tel cas de figure, il est bon d’essayer de comprendre ce qui semble réunir et faire consensus.

Le temps d’un été se veut une fable contemporaine réalisée par Louise Archambault à qui l’on doit notamment Gabrielle (2013) et Il pleuvait des oiseaux (2019). Le scénario est signé Marie Vien, qui a déjà versé dans la fable avec Arlette (Mariloup Wolfe, 2022) en plus d’être associée au succès public de La passion d’Augustine (Léa Pool, 2015). Plutôt improbable, la prémisse du film nous met en présence d’un aumônier de rue, Marc Côté (Patrice Robitaille), dont l’église est en faillite mais qui continue à consacrer sa vie aux itinérants et autres « poqués » de sa paroisse, secondé dans sa noble mission par sœur Monique (Élise Guilbault). À la suite d’un héritage aussi imprévu que providentiel qui lui vaut de se voir léguer une vaste propriété dans le Bas-Saint-Laurent, le duo décide de rassembler quelques heureux élus pour les amener en vacances loin de la ville. Mais la cohabitation au sein du petit groupe de même qu’entre les nouveaux arrivants et les habitants du village de Sainte-Luce ne se fera pas sans heurt, d’autant plus que notre aumônier est lui-même lié par un lourd passé à ce coin de pays. Voilà pour l’univers qui nous est proposé.

Comme les journaux l’ont rapporté, Marie Vien connaît bien la question de l’itinérance, et une part autobiographique (le souvenir douloureux d’un frère schizophrène qui l’amena à fréquenter les refuges offerts aux sans-abri) a servi d’aiguillon au projet d’écriture. Mais cette connaissance du terrain indissociable de la violence urbaine que vivent au quotidien les itinérants et autres personnes de la rue s’arrime-t-elle pour autant au monde contemporain ? Quelques plans d’introduction témoignent de cette dure réalité, mais ils seront les seuls à rattacher le récit à une dimension documentaire ancrant pour un bref instant le film dans un substrat de vérité. De façon brutale – une simple phrase laissant entendre qu’on va laisser les « irrécupérables » derrière soi –, le scénario se débarrasse très vite d’un impensé social qu’il ne faut visiblement pas trop montrer à l’écran de peur de se laisser écorcher par le réel et traverser par la vie. Mieux vaut le spectacle plutôt qu’une véritable incursion dans les ruines dévastatrices du capitalisme sauvage. Dans un registre similaire, le Joyeux calvaire (1996) de Denys Arcand sur un scénario de Claire Richard se risquait au moins, dans sa déambulation urbaine et son manuel de survie, à dresser le portrait d’une ville en déliquescence cernée de friches qui avait abandonné ses laissés-pour-compte à la marge. Ici, sous la gouverne de Louise Archambault, le film choisit plutôt le terrain de la comédie dramatique pétrie de bons sentiments où, le temps d’un été, chacune et chacun trouvera matière à panser ses blessures dans le cadre idyllique du bord du fleuve. « Une histoire lumineuse… une histoire tissée de fous rires, de silences et de larmes », nous dit-on pour insuffler de l’espoir et rassurer benoîtement les consciences alors que l’itinérance est aujourd’hui un phénomène à l’ampleur inégalée dans la métropole. Fort de ce récit de résilience, l’injonction est sans appel, d’autant plus que le public est au rendez-vous de cette sortie en salle sur de nombreux écrans.

Par sa fréquentation de lieux comme la Maison du Père, Marie Vien est certainement au fait des réalités diverses vécues par les gens de la rue. Force est de constater toutefois que le scénario du Temps d’un été donne l’impression de répondre à un cahier des charges qui se serait fixé comme objectif d’offrir le plus large spectre possible de représentations susceptibles de rendre compte des conditions de vie d’une population vulnérable acculée à la misère et à l’exclusion. Veuve esseulée atteinte de la maladie d’Alzheimer, ancien militaire souffrant d’effets post-traumatiques au retour d’Afghanistan, demandeur d’asile africain en attente de statut, femme trans aux tendances suicidaires, épicurien vieillissant bientôt candidat à l’aide médicale à mourir, jeune Inuite enceinte égarée loin de sa communauté, jeune rescapé des foyers d’accueil en quête d’ancrage affectif, avocat déchu et fantasque, soucieux de défendre les plus nécessiteux : autant de vignettes sociologiques qui, si elles ont le mérite de prendre en charge plusieurs facettes de la détresse actuelle, semblent n’être là que pour nous amener à verser une larme sur des destinées humaines rejetées dans le hors-champ social. Défendu par des comédiens et comédiennes irréprochables sous la direction assurée de la réalisatrice et éclairé par le beau travail atmosphérique de Mathieu Laverdière à la photographie, Le temps d’un étédonne certes à chacune et chacun son moment de vérité devant la caméra, mais ce systématisme en devient un élément artificiel de plus qui plombe le film. Question de regard et de vision du monde car, comme tout autre genre cinématographique, une comédie est porteuse d’une idéologie qu’il convient de tenter de cerner.

deux hommes discutent au bord de l'eau

Qu’est-ce qui travaille le film de l’intérieur ? D’où part le regard ? Comment aller au cœur des choses et déjouer la bien-pensance d’un récit entièrement placé sous le signe d’une sacro-sainte bonne volonté qu’il est difficile de ne pas rattacher au passé religieux qui infuse encore la société québécoise ? Entendons-nous bien : nulle volonté ici de nier le rôle des plus salutaires que jouent encore aujourd’hui plusieurs congrégations dans le soutien indéfectible apporté aux plus démunis de notre société, rôle qu’endossent ici avec une touchante bonhomie les personnages de l’aumônier et son acolyte féminine. Mais le petit monde sans véritable aspérité du Temps d’un été ne soulève aucun paradoxe, se tenant loin de tout discours social qui pourrait venir contrecarrer une vision du monde entérinant la mort du politique et la fin de l’histoire. Et cette vision ne saurait faire illusion tant la cohabitation entre les « visiteurs » et les villageois vient, sur le mode de la comédie et des petits règlements de compte, renforcer l’esprit de clocher qui semble présider aux résolutions d’un récit bon enfant perclus de bonnes intentions. Récit qui met en scène en fin de compte un agrégat de « moi » solitaires, amenés à cohabiter et à représenter l’horizon indépassable d’un temps sans avenir.

Quelle belle victoire du néolibéralisme, pourrait-on arguer, que de faire spectacle des sans-abri qui sont somme toute « les déchets » et les « invisibilisés » de ce temps mort qui plie l’échine devant l’injustice sociale pour mieux l’enfermer dans une utopie en trompe-l’œil. De fait, même si l’échec des politiques face à l’itinérance traverse la plupart des sociétés occidentales, le rapport au réel dans Le temps d’un été s’inscrit en phase avec la représentation surannée d’un Québec immuable et rassurant, replié sur un monde d’avant. Dans la conversation qui nous est soumise, les dialogues veulent nous renvoyer à une réalité empirique faite d’expériences bienfaisantes – le vivre-ensemble de ce camp de vacances improvisé – qui pourrait faire en sorte que les personnages échappent à leur condition. On peut aussi y voir un mensonge sécurisant que seul le grand pouvoir de conviction des comédiens et comédiennes sauve du mirage.

Et le cinéma dans tout cela ? Il y a chez Louise Archambault une volonté de donner dans le film choral. Pragmatique, la mise en scène répond essentiellement à des motifs utilitaires destinés à nous maintenir au plus près des émotions des personnages. Sans compter que la trajectoire émotive de chaque membre de notre groupe hétéroclite prend une coloration individuelle à la faveur de chansons et de nappes musicales qui viennent appuyer l’arc dramatique des situations. Une façon comme une autre, là encore, de séduire et rechercher le consensus. Le temps du divertissement est ainsi exalté, laissant le public dans une jolie bulle que confirment les applaudissements entendus en fin de projection. De toute évidence, Le temps d’un été rassure, reconduisant l’illusion d’un monde où l’on semble croire, loin de toutes luttes politiques et de tous rapports de classes, au simple bon vouloir des hommes pour refaire communauté. À voir l’affiche du film – une plateforme de bois (certes construite collectivement) flottant sur le fleuve qui réunit les personnages –, on reconnaît l’essence même de la nature du projet : celle de représenter, consciemment ou non, un monde déterritorialisé, dérivant en marge du mouvement de l’histoire. Cette image est forte, mais faussement solidaire. S’en dégage le sentiment d’un présent immobile et d’un vide spectaculaire sur lesquels viennent buter ici les limites d’une responsabilité sociale que l’on attend généralement des artistes.


11 août 2023