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Critiques

LE TEMPS

François Delisle

par Prune Paycha

Deux événements survenus à quelques jours d’intervalle en avril 2025 méritent d’être rapprochés. Le premier s’est étalé dans les rubriques « Pollution » des grands quotidiens : Katy Perry, chanteuse pop américaine, a effectué un « voyage » suborbital à bord de la fusée New Shepard de Blue Origin, entreprise fondée par nul autre que Jeff Bezos. À son retour, petite fleur à la main et moulée dans une combinaison bleu marine, tel un Power Ranger hippie, la chanteuse s’est accroupie et a embrassé la Terre, cette même planète qu’elle venait de contribuer à asphyxier en émettant 15 tonnes de CO₂ en dix minutes. Le second, plus discret, s’est retrouvé dans les pages « Culture » : la sortie du nouveau film de François Delisle, Le temps.

Le temps s’ouvre sur les images d’archives d’un entretien accordé en 1979 par Maurice Guernier, un membre du Club de Rome. L’économiste y expose les limites de la croissance exponentielle dans laquelle l’humanité s’est aveuglément engagée, soulignant l’interconnexion de tous les secteurs de l’activité humaine et la manière dont les catastrophes naturelles entraînent, en cascade, des crises humanitaires. Avec une maîtrise formelle remarquable, François Delisle signe un film implacable qui interroge notre rapport à l’image, au récit et, surtout, à notre propre nature. À l’heure de la sixième extinction, Le temps n’est pas tant un film sur l’avenir qu’un miroir du présent catastrophique dans lequel nous nous berçons d’illusions.

Le temps est une fresque écologique, visuelle et politique. Entièrement construit à partir d’images fixes, ce récit choral porté par quatre personnages nous projette à travers un siècle et demi d’histoire humaine pour raconter l’effondrement implacable du monde tel que nous le connaissons. Dans ce film que l’on peine à qualifier de dystopique tant le futur qu’il dépeint est bien malheureusement déjà le présent d’êtres humains quelque part sur notre planète, le réalisateur adopte les codes visuels des films d’anticipation pour décrire une apocalypse dont chaque séquence résonne au présent.

Structuré en quatre temporalités distinctes, Le temps suit les trajectoires de Marie (2025), Terence (2042), McKenzie (2088) et Kira (vers 2170). Chaque personnage incarne une figure de l’effondrement. Marie (Emmanuelle Lussier-Martinez), dont l’expérience de la maternité au lendemain de la COVID-19 fait prendre conscience de l’urgence écologique, se confronte à l’inertie de son entourage. Terence (Dominick Rustam), réfugié climatique, fuit vers le Nord. McKenzie (Laurent Lucas), agent gouvernemental, documente des zones sinistrées rendues inhabitables par la pollution généralisée. En tant que reporter-photographe, il est l’œil d’un système totalitaire dont il décide de s’extraire. Kira (Rose-Marie Perreault), enfin, abandonne son engagement militaire pour rejoindre un groupe nomade. Bien que situées à des époques et des lieux différents, toutes ces vies s’entremêlent sur fond de chaos et d’effondrement.

jeune militante arrêtée par des policiers

Le dispositif formel est radical : aucune image en mouvement, mais une suite de plans fixes, composés avec une précision picturale. Chaque tableau suspend le temps et condense la tension. Ce choix esthétiquement exigeant donne au film une certaine présence, qui évoque, tant par la forme donc que par le sujet, ce concentré de mélancolie et de nihilisme qu’est La jetée (1962) de Chris Marker. Delisle en propose une version étirée, dilatée. Notre regard n’est plus guidé par le mouvement, mais par la persistance, voire la résistance, des images. Si c’est par le son que le liant filmique arrive et que la fluidité narrative se renforce, le réalisateur a fait le choix de faire interpréter par d’autres acteur·rice·s les voix des personnages instaurant une étrange déconnexion, introduisant une autre cassure identitaire qui suggère l’effacement des individus.

Delisle fait ici le pari que l’image figée peut être plus percutante que le flux : en ralentissant, il refuse l’accélération généralisée du monde contemporain.

L’accumulation d’images individuelles peut aussi être lue comme une volonté de recréer une communauté de sens, dissoute dans les catastrophes et l’effondrement. Ce procédé manifeste formellement plusieurs questions qui sous-tendent le film : depuis quelle temporalité Le temps s’adresse-t-il à nous, et dans quel espace-temps le recevons-nous ? Tout est-il passé, voué à s’effondrer, nos existences à être inévitablement malmenées, ou bien l’arrêt sur image, par les interstices qu’il crée, ouvre-t-il vers un temps qu’il est encore possible d’intercepter ? Car cette séquentialité, ce morcellement des scènes et des gestes, fait naître un sentiment d’inéluctabilité, d’impossible suspension. Le film devient une cavalcade vers la catastrophe que rien ne saurait enrayer. D’une image à l’autre, on anticipe visuellement la suite, fusionnant mentalement le présent de notre regard et nos impossibles futurs. Ce geste esthétique ouvre vers une réflexion sur les images comme instruments de pouvoir ou de résistance. McKenzie, photographe officiel d’un pouvoir totalitaire, incarne cette tension. Il est sommé d’utiliser les images comme outil de surveillance, mais décide de le faire pour témoigner : « Please, take everything I say as a call to rebellion. » L’image devient double, à la fois miroir de l’effondrement et symptôme de sa gestion autoritaire.

Parmi les quatre voix qui traversent Le temps, certaines prennent davantage chair que d’autres, dans un scénario qui, parfois, donne l’impression de tourner un peu en rond. Chaque personnage incarne une facette des conséquences désastreuses de la crise climatique, mais tous ne sont pas investis avec la même densité narrative. Le parcours de Terence, par exemple, est moins approfondi que celui de Marie. Son histoire fonctionne davantage comme un support à une imagerie désormais tristement familière, presque archétypale, des crises migratoires : des passeurs en pick-up, un groupe d’inconnu·e·s mal équipé·e·s traversant des paysages hostiles, un cadavre abandonné au désert. Quant aux segments liés à Kira, figure plus explicitement porteuse d’espoir, c’est là que le film semble parfois céder à une certaine complaisance esthétique, une beauté spectrale, baignée de lumière postapocalyptique, qui verse dans un humanisme un peu facile.

Même si le dispositif choral implique quelques redondances, les résonances et réseaux d’images et de mots que construisent ces récits entremêlés permettent au film d’interroger avec force la possibilité même de l’avenir. La pollution mondiale et la crise climatique généralisée, conséquences d’une croissance aveugle, uniformisent tout, désagrègent les communautés, et nous précarisent collectivement. Le temps et l’espace se replient sous ce poids. L’unité visuelle du film, la circularité des événements, l’accentuation vertigineuse des inégalités et des violences, tout concourt à évoquer un présent perpétuel, une boucle fermée sur elle-même. De Marie à Kira, qu’aurait-on pu changer, qu’aurait-on dû retenir ? Quelle révolution humaine et collective avons-nous laissée passer ? Le film de Delisle marche sur le territoire quantique de Marker et, à travers cet immense collage d’images, répète que l’on ne s’évade pas du temps. Tout se confond dans une même matière entropique. Ce que le film présente comme un futur n’est, en réalité, que le présent d’innombrables personnes : déplacé·e·s climatiques, victimes de désastres industriels ou d’injustices environnementales. S’il existe, le futur est déjà là, en train de se dérouler ailleurs, et déjà trop près. C’est cette exigeante réflexion sur le temps comme contingence humaine, à la fois angoissante et essentielle à la possibilité d’un futur, qui donne toute sa portée philosophique au film. Si l’humanité s’éteint, le temps sera-t-il suspendu ?

Dans La jetée, la voix off déclarait : « puisque l’humanité avait survécu, elle ne pouvait pas refuser à son propre passé les moyens de sa survie. » Il s’agit donc, depuis le cœur d’un présent dramatique et perpétuel, de ménager un infime chemin vers l’avenir. Chez Delisle, cet espoir circule à bas bruit, dans la persistance fragile de nos humanités. Il est dans l’engagement militant de Marie, dans la rencontre entre McKenzie et la tendresse d’une mère chantant une comptine à son fils, ou encore dans cette ultime image d’un enfant en qui repose peut-être le souffle d’un monde à venir et sur laquelle Le temps s’achève.


25 avril 2025