Le traître
Marco Bellocchio
par Apolline Caron-Ottavi
S’il a fait grand bruit récemment, The Irishman de Martin Scorsese n’est pas le seul « film de mafia » qui ait vu le jour en 2019. Le traître s’impose d’ores et déjà comme un grand film sur le sujet, avec pour particularité notable qu’il est signé par un Italien, Marco Bellocchio. Du haut de ses 80 ans, le cinéaste s’est toujours penché sur les grandes institutions de son pays natal : la famille (Les poings dans les poches, Le saut dans le vide), la religion (Au nom du père, Le sourire de ma mère), la politique (l’extrême gauche avec Buongiorno, Notte ou le fascisme avec Vincere). Mais pour la première fois, il s’attaque à un autre gros morceau de la société italienne : la mafia, plus précisément la cosa nostra.
Fresque ambitieuse se déroulant sur plusieurs décennies, Le traître retrace le parcours de Tommaso Buscetta, mafieux sicilien devenu célèbre pour avoir brisé l’omertà et permis à la justice d’inculper de nombreux membres de la cosa nostra, en mettant en lumière le fonctionnement interne de l’organisation. Buscetta a toujours refusé d’être appelé un « repenti », car il ne regrette rien : il trahit parce qu’il juge avoir été trahi par la mafia, dont il considère qu’elle a elle-même trahi ses propres principes, ceux de la cosa nostra originelle. En titrant son film Le traître, Bellocchio indique que c’est l’enjeu de ces contradictions tragiques qui l’intéresse. La question des valeurs et celle des limites de la transgression de la loi s’invitent dans la biographie de cet homme en fuite, non pas devant la police, mais devant ses anciens alliés. Le fil conducteur du film est ainsi le rapprochement de Buscetta et du juge Falcone. Buscetta n’est pas un héros, cette relation n’est pas amicale, mais il y a là pourtant un respect mutuel, fondé sur l’indépendance d’esprit et le désir de résistance.
Le traître est un admirable tour de force en matière de cinéma, qui parvient à jouer brillamment de l’imaginaire lié à la mafia. Bien qu’ils n’aient pas été les seuls à en traiter, les films américains ont construit cet imaginaire, Bellocchio le sait. Il s’agit donc de s’en distinguer, d’adopter un point de vue « italien » sur cette histoire, sans pour autant occulter le spectacle, voire l’influence du cinéma sur la vie et du film de mafia sur les mafieux. Le film assume la dimension opératique de la saga familiale (la famille intime et la famille mafieuse se faisant concurrence), évitant par ailleurs de basculer dans une vision romantique de son sujet. Les événements sont reconstitués avec une frontalité et une précision parfois quasi-documentaire, ce qui n’empêche pas la comédie grand-guignolesque de s’inviter à l’écran, tant la réalité est parfois aussi délirante que la fiction.
C’est sans aucun doute pour cette raison que Le traître est le film le plus cher du cinéaste à ce jour, et qu’il a eu recours au CGI pour la première fois afin de filmer une explosion et une impressionnante scène de chantage en hélicoptère. Mais la séquence la plus incroyable du film, celle qui restera dans les mémoires, n’a pas besoin d’effets spéciaux ; juste d’excellents acteurs, en tête desquels Pierfrancesco Favino dans le rôle de Buscetta : il s’agit d’une scène de procès dans laquelle les accusés rivalisent d’ingéniosité et de verve pour déstabiliser Buscetta, retarder les procédures et tourner en dérision l’auditoire. On est ici dans la pure commedia dell’arte, dans une performance théâtrale aussi monstrueuse que fascinante, aussi violente que comique, en un mot : féroce.
Bellocchio saisit brillamment la façon dont une gérontocratie ivre de pouvoir entretient la confusion la plus totale, et celle avec laquelle deux hommes apparemment aux antipodes s’allient pour révéler, et par là même démanteler, ce système d’oppression. Loin de l’action, des règlements de compte et même de l’enquête policière, le cinéaste se lance plutôt dans une psychanalyse de l’Italie à travers le prisme de la mafia : le poids de la religion, de la famille nombreuse, de la communauté d’origine, du patriarcat, des codes sociaux ou de la hiérarchie sociale sont autant de thèmes qui ont traversé l’œuvre de Bellocchio et qui ont influé sur la vie des hommes de sa génération, voire les unissent secrètement, Buscetta et Falcone inclus. Si le bouleversement subit de ces carcans à l’époque contemporaine a été l’occasion d’émanciper la société, le cinéma de Bellocchio s’interroge en creux pour sa part sur les nouvelles chimères tapies dans l’ombre d’un monde en quête de repères.
En cela, Le traître, bien que très différent dans sa démarche de The Irishman, partage quelque chose avec le film de Scorsese : un constat en forme d’avertissement, de la part de deux grands cinéastes au crépuscule de leur vie. La mafia telle que le cinéma l’a filmée est chose du passé, et il n’en reste sûrement que quelques vieillards hagards et presque oubliés. Mais loin d’avoir disparu, celle-ci emprunte désormais de nouvelles méthodes et de nouveaux costumes, d’autant plus dangereux qu’ils sont moins théâtraux et plus officiels. Peut-être aurions-nous alors besoin d’un nouveau type de traître.
Italie, France, Brésil, Allemagne 2019 / Ré. Marco Bellochio / Scé : Marco Bellochio, Valia Santella, Ludovica Rampoldi, Francesco Piccolo, Francesco La Licata / Ph. Vladan Radovic / Mont. Francesca Calvelli / Son Gaetano Carito, Adriana Di Lorenzo / Mus. Nicola Piovani / Int. Pierfrancesco Favino, Maria Fernanda Cândido, Luigi Lo Cascio, Alessio Pratico, Nicola Cali, Fabrizio Ferracane / 145 minutes / Dist. Métropole Films Distribution
7 février 2020