Le vénérable W.
Barbet Schroeder
par Jacques Kermabon
Toute la force du nouveau documentaire de Barbet Schroeder tient à la réalité qu’il dévoile et au courage dont il porte la trace. Le début frappe par une certaine douceur, assez proche de l’idée qu’on se fait du bouddhisme. La voix off de Bulle Ogier énonce quelques généralités sur les moines bouddhistes, explicite ce que montrent les images, complète le récit si nécessaire, rappelle quelques vérités religieuses comme celle-ci, célèbre, de Bouddha, répétée à plusieurs reprises : « La haine ne mettra jamais fin à la haine. Seul l’amour peut le faire, c’est là l’éternelle loi ». Les autres paroles émanent d’entretiens, filmés sans parti pris singuliers, tandis que les plans qui s’enchaînent relèvent d’une simple fonction informative et témoignent d’un quotidien aux apparences paisibles dont on pourrait penser que n’importe quel touriste, sur place au Myanmar, muni d’une caméra, aurait pu enregistrer. La simplicité de cette forme, nourrie ensuite de nombreuses archives qui font monter le film en puissance, rend encore plus douloureuse et inquiétante la situation décrite, dépeinte comme de l’ordre du quotidien.
Un sentiment de sérénité semble de même habiter le moine Wirathu, le vénérable W., sujet de ce portrait, troisième opus d’une trilogie du mal après les films consacrés à Amin Dada (Général Idi Amin Dada, 1974) et Jacques Vergès (L’avocat de la terreur, 2007). Drapé dans sa robe de moine, Wirathu énonce sa vision du monde, rapporte des faits avec une assurance et un calme absolus. Quand il avait demandé à Barbet Schroeder pourquoi celui-ci tenait à la filmer, le réalisateur avait répondu que ses idées étaient proches d’une certaine Marine Le Pen qui, en France, se trouvait aux portes du pouvoir. Il faut en effet imaginer un discours identitaire qui se nourrit du rejet de l’autre, en l’occurrence les musulmans, et dont l’aura bénéficie du prestige de la religion. Ce statut donne aux réunions publiques de Wirathu des allures de grandes messes où les fidèles ânonnent des messages de haine ou répondent dans le sens attendu aux questions simplistes du moine.
Les propos du moine relèvent d’une rhétorique bien connue, qui ne s’embarrasse pas de ses contradictions. Selon lui, les musulmans, et plus principalement les Rohingyas (vivant essentiellement dans le sud-ouest du Myanmar), possèdent des commerces, contrôlent le marché de la construction, séduisent les femmes de religion bouddhiste, mais ils sont aussi ceux qui détruisent eux-mêmes leurs petites maisons pour bénéficier d’aides conséquentes, violent les jeunes filles et agressent les moines bouddhistes. Wirathu n’a aucun doute sur l’intention des musulmans, qui est de vouloir convertir le monde entier à l’Islam. Un livre au titre éloquent a beaucoup compté pour lui. Il a été interdit, mais continue à circuler sous le manteau : La peur de la disparition de la race.
Tous les moyens sont bons pour faire passer ses idées : fausses informations, propagande de tous ordres, des productions vidéo à tous les outils offerts par l’Internet. À un moment, Wirathu montre fièrement une vidéo, où ils ont reconstitué le viol d’une jeune birmane par trois odieux musulmans, lesquels l’ont ensuite égorgée avant de lui couper les oreilles pour prendre ses bijoux. Son Smartphone brandi vers la caméra, il demeure impassible, mais ponctue la fin de son film d’un énigmatique sourire, peu compatible avec les atrocités montrées, comme s’il se réjouissait du bon tour qu’il vient de jouer.
C’est peu dire que ce portrait fait froid dans le dos, d’autant que ces persécutions à l’égard des Rohingyas ne datent pas d’hier, même si elles ont été plus largement médiatisées depuis les événements d’août 2017 quand, après la destruction de 288 villages, on a parlé clairement de nettoyage ethnique.
Bien que précis sur ce pan de l’histoire de la Birmanie – les considérations tendancieuses ou mensongères de Wirathu sont corrigées par d’autres témoins – le film de Barbet Schroeder relève d’un propos plus général. Un seul tableau statistique y figure. Après nous avoir appris que la population de religion musulmane représentait 4 % au Myanmar contre 88 % de bouddhistes, il indique le pourcentage de musulmans dans trois pays européens en confrontant la réalité de celui-ci et la perception qu’en ont les habitants de ces nations. La Belgique compte 7 % de musulmans, mais la population estime ce pourcentage à 23 %. En Allemagne la différence se joue entre 5 et 21 %, en France entre 7,5 et 31 %.
Il reste à trouver un autre mot que le « mal » pour appréhender cette mondialisation du repli identitaire où une mécanique de haine irrationnelle trouve tant d’oreilles attentives.
26 janvier 2018