Le voyage du prince
Jean-François Laguionie et Xavier Picard
par Marcel Jean
S’il fallait trouver un référent pour décrire Le voyage du prince de Jean-François Laguionie et Xavier Picard, c’est du côté de Jonathan Swift et des Voyages de Gulliver qu’il faudrait se tourner. En effet, mis à part l’aspect pamphlétaire, plusieurs points rapprochent le plus récent long métrage de l’auteur de Louise en hiver du grand roman satirique de Swift. D’abord ce judicieux mélange des genres, entre le conte philosophique, le commentaire social et la science-fiction, puis la trame générale, qui précipite un naufragé dans un monde inconnu aux règles défiant toute logique, puis le transporte dans un autre monde régit par de toutes autres lois.
Le voyage du prince reprend quelques éléments du deuxième long métrage de Laguionie, Le château des singes (1999), dans lequel un jeune primate, Kom, appartenant au peuple de la canopée, faisait une malencontreuse chute qui l’obligeait à s’intégrer au royaume du peuple d’en bas. Le deuxième film poursuit dans cette veine simiesque, alors que le prince du précédant long métrage devient à son tour l’étranger. Le retournement de situation rappelle aussi évidemment Les évadés de la planète des singes, troisième épisode de la saga de La planète des singes.
Le prince a ceci de commun avec Gulliver qu’il devient l’observateur d’un monde qui à certains égards ressemble au sien, mais qui s’en distingue radicalement sous d’autres aspects, donnant l’impression d’être parvenu à un stade de développement supérieur. Ainsi, dans une société où l’obsolescence programmée est érigée en système et où la pauvreté est éradiquée, l’individu n’a plus que la peur comme seule motivation : peur du noir, de l’inconnu, de l’autre… Et c’est là que Laguionie et Picard s’amusent malicieusement des travers de notre monde : une civilisation axée sur la consommation a construit une ville impressionnante, repoussant pour un temps la forêt hors de ses limites, mais voilà que la nature cherche à reprendre ses droits et que la végétation enserre les immeubles et recouvre les pavés… Ainsi, les cinéastes satiristes jonglent habilement avec les questions actuelles les plus brûlantes, de l’écologie aux dérives identitaires. C’est qu’au lieu de s’interroger sur la relation entre la nature et le progrès, au lieu de remettre en question leur système de production, les maîtres de la cité préfèrent détourner l’attention du peuple en exploitant vilement la peur de l’étranger…
Enfermé dans une cage par les obscurantistes, le prince parvient à s’échapper avec la complicité de quelques esprits éclairés menés par Tom, le fils adoptif de ceux qui l’ont recueilli. Avec Tom, le prince s’enfonce alors au plus profond de la forêt et tous deux finissent par être accueillis au sein du peuple de la canopée. C’est là que le prince découvre un mode de vie en accord avec la nature, au sein d’une société axée non pas sur la production de biens, mais sur une économie visant simplement à combler les besoins élémentaires. Pour dires les choses plus clairement, on y fait pousser des fruits et des légumes ! Le voyage du prince a donc tout d’une fable, avec sa morale énoncée avec douceur et calme par ce vieux sage de Laguionie.
Visuellement, l’oeuvre est celle d’un esthète possédant un exceptionnel sens du cadre et de la composition. Fondamentalement, Laguionie est un marin, un homme de la mer fasciné par l’oscillation de l’horizon, par les textures ondoyantes de la surface de l’eau, par les lents changements de lumière à travers les nuages, par l’inéluctable mouvement du monde. La mer est au coeur même de ses oeuvres les plus célèbres : La traversée de l’Atlantique à la rame, La demoiselle et le violoncelliste, Louise en hiver… Elle est aussi là, sous une forme corollaire, celle du désert, dans Gwen, le livre de sable qu’on a pu voir aux Sommets du cinéma d’animation dans une splendide restauration numérique. Il y a encore de ce goût pour la contemplation et la méditation dans Le voyage du prince. Une saine volonté de calmer le regard, de faire durer les plans et de porter attention au délicat mouvement des choses, une obstination à ne pas succomber à la facilité des actions frénétiques. Ce rythme singulier, il va sans dire, s’accorde à la perfection avec le propos des cinéastes. Le voyage du prince est ainsi un beau film d’aventure qui prend son temps.
6 Décembre 2019