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Critiques

Lebanon

Samuel Maoz

par André Roy

Le deuxième film de Samuel Maoz (son premier, Total Eclipse n’est, semble-t-il, sorti qu’en Israël) arrive sur nos écrans entouré de l’aura du Lion d’or de Venise 2009, festival qui était quand même réputé pour couronner des oeœuvres hors norme. Que ce prix prestigieux soit donné à ce plus que discutable Lebanon laisse pantois sur le choix des films et des jurys vénitiens. Il est vrai que la production avait tout pour emporter le morceau. Tout y est mis en œuvre pour faire partager émotionnellement aux spectateurs le «drame» que vivent quatre soldats israéliens enfermés dans un tank, au début de la guerre du Liban en 1982; l’énergie qui se dégage du récit est énorme. Il n’en reste pas moins que le réalisateur se retire de toute volonté d’engagement que pourtant appelait son œoeuvre.

Pas de place pour un point de vue moral et politique dans ce Lebanon qui veut se placer au niveau des superproductions portant sur la guerre. C’est un film de genre, dont les sous-genres sont nombreux, en particulier le film d’avion et le film de bateau et de sous-marin; il rappelle en cela le film Wolfgang Petersen, Das Boot, de 1981, qui fut applaudi à tout rompre, et qui se déroulait entièrement dans un sous-marin. Il adopte le même point de vue, qui affaiblissait la production allemande : celui de l’humain, du très-humain, du trop-humain. En concentrant l’action à l’intérieur d’un tank, l\’auteur évite tout regard extérieur qui viendrait contredire sa mise en scène musclée. Certes, on peut voir l’extérieur, mais c’est par un périscope qui ne fait que redoubler le danger et la peur que partagent les quatre soldats du Tsahal. Il y a Yigal (le conducteur du char d’assaut), Shmulik (le tireur), Hertzel (le chargeur) et Assi (le commandant). En sueur, crasseux, vivant dans une promiscuité intolérable, ils accomplissent un boulot atroce: nettoyer le terrain, c’est-à-dire tuer les éventuels ennemis (les Syriens) qui restent après les bombardements de l’aviation israélienne. Terrible huis clos. Sale job. Les soldats ont ordre de tuer tout ce qui apparaît comme menaçant, même de tirer des balles au phosphore. Si le tank y est une sorte d’abri protecteur, presque une métaphore de l’utérus (ce n’est pas pour rien qu’Assi demande à son capitaine de dire à sa mère qu’il est toujours vivant), il est surtout une caisse de résonnance claustrophobique : le bruit, entre hurlements des soldats et sifflement des bombes, y est infernal, le char est balloté constamment par la géographie du terrain, vibre, tombe en panne, etc. Tout ce tintamarre, tout ce brinquebalant, tous ces soldats soumis aux ordres, obligés de tirer, saisis dans leur hébétude et leur angoisse (les gros plans sont les visages aux yeux écarquillés sont terribles) n’ont qu’une fonction : représenter l’horreur de la guerre. L’hyperréalisme de la représentation, à coups d’effets sonores et de gros plans nombreux et rageurs, doit certifier la vraisemblance du récit plutôt que sa vérité intrinsèque (le pourquoi de la guerre). On y atteint presque une « mythologisation » de l’armée ; voir, par exemple, tous les noms de code du combat, Cornélia (le char), Cendrillon (le commandement), ange (pour un mort), grillon (pour un prisonnier, etc.), qui font effet de jeu et de dé-temporalisation de la guerre.

   Lebanon repose sur la monstration de l’horreur  et la rate. Car il donne une version connue de l’horreur ; il l’a transformée en spectacle dont toutes les ficelles du genre sont plus que dorénavant usées (la mise en scène est fort académique). L’enfermement est son théâtre, une scène imaginaire qui subsume dans son cadre le réel. Il est une falsification. Il forclôt les enjeux de cette guerre, son fond idéologique, ses tenants et aboutissants. Il veut gagner le spectateur, le faire jouir tout en le déresponsabilisant : ce dernier n’a pas à choisir son camp, ni à penser. On n’est pas devant une dénonciation. On reste prisonnier (pour filer la métaphore que le film nourrit constamment) d’une représentation abstraite et lointaine de la guerre, car est effacée la barrière qui sépare une guerre juste d’une guerre injuste. Qui est l’ennemi, qui est l’allier ? On ne voit, d’ailleurs, jamais l’ennemi en action, et même les amis sont hypocritement illustrés, en particulier par un phalangiste à la philosophie de buteur. Seul parti pris admis : les soldats, avec leur courage, leur grandeur (oui, oui), mais aussi leurs craintes et leurs faiblesses, et, pour une rare fois à l’écran, les fonctions bien triviales de leur corps (ils pissent souvent). En un mot : avec leur bon vieux fond d’humanité. ‘Il faut sauver le soldat israélien’ (voir le dernier plan, pacifique), et ce, dans un net refus de théoriser la guerre et d’y réfléchir.

On aurait pu saluer un film qui aurait osé affronter réellement ce passé récent – et pour beaucoup, honteux – d’Israël, où les pleurs et les tirs d’armes se croisent et se confondent, soit l’invasion du Liban par le Tsahal en juin 1982, et qui aboutira trois mois plus tard aux massacres de Sabra et Chatila. Ce qui n’est pas le cas, comme ce ne l’était pas pour les deux oeœuvres précédentes portant sur le même événement : Beaufort, de Joseph Cedar (de 2007), et Valse avec Bashir, d’Ari Folman, de 2008, qui relataient comme Lebanon une histoire de traumatisme personnel, et qu’ils n’avaient pas réussi, eux non plus, à le dégager de la gangue paralysante de la psychologie. Si Folman, parce qu’il est plus talentueux et imaginatif, s’en sort mieux, sur fond de chagrin et de blessure symbolique, il n’est reste moins que ces trois fictions mises ensemble déçoivent : malgré leur empathie – pour ainsi dire étouffante – des humains, elles se situent hors de toute maturité politico-morale, empêchant, particulièrement ici, une vision claire de cette guerre connue sous le nom « Opération Paix en Galilée ».

 


19 août 2010