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Critiques

L’EMPIRE

Bruno Dumont

par Bruno Dequen

Il y a presque dix ans jour pour jour, le sombre et austère Bruno Dumont a effectué avec le P’tit Quinquin (2014) le virage artistique le plus spectaculaire du cinéma contemporain. Après tout, qui aurait pu prévoir que cet ancien prof de philosophie acclamé pour son évocation matérialiste du mal métaphysique qui ronge notre humanité était également un amateur de… comédie décalée ? Rétrospectivement, cet improbable surgissement d’un Dumont 2.0 demeure d’autant plus remarquable que le misanthrope le plus célèbre du Nord-Pas-de-Calais n’est plus jamais revenu en arrière. De Ma Loute (2016) à France (2021), en passant par sa réappropriation semi-musicale des écrits de Charles Péguy sur Jeanne d’Arc, Dumont n’a eu de cesse de creuser un sillon dramatico-burlesque qui n’appartient qu’à lui. Étant donné sa prédilection pour le détournement satirique des genres, ce n’était qu’une question de temps – et de budget de production – avant qu’il ne décide de s’attaquer au genre dominant des dernières décennies : la science-fiction. Tout comme ne cesse de le répéter Thanos aux pauvres Avengers découragés, L’empire était ainsi inévitable. Toutefois, après deux heures de récit stagnant trop heureux de surfer mollement sur une prémisse simpliste qu’il ne cherche pas à développer, on aurait préféré que Dumont évite de nous imposer ce naufrage qui met à nu tout ce qui peut clocher dans son cinéma et son rapport au monde.

Sur papier, L’empire avait pourtant tout pour devenir le magnum opus du Dumont 2.0. Aux alentours d’un petit village de la Côte d’Opale, une guerre intergalactique se prépare pour déterminer l’avenir de notre planète. Menés par un Belzébuth loufoque (Fabrice Luchini), les 0 ont placé sur terre l’héritier en poussette de leur chef, destiné à dominer notre monde. Ce dernier est protégé par le valeureux Jony (Brandon Vlieghe, un non-professionnel comme les aime Dumont) et la jalouse et narcissique Line (Lyna Khoudri). En pâmoison devant leur reine éthérée, pure et distante (Camille Cottin), les 1 incarnent la résistance à grands coups de sabres laser. En guerrière affublée des vêtements les plus sexy du Décathlon du coin, Jane (Anamaria Vartolomei) tente de mener la rébellion, mais elle doit jongler avec le trop-plein d’enthousiasme inexpérimenté de son comparse Rudy (le non-professionnel Julien Manier, déjà présent dans Jeanne) et, surtout, son désir à peine voilé pour le corps de travailleur de Jony. Ajoutons à cela la présence périphérique et toujours aussi hébétée du couple de gendarmes le plus célèbre du Dumont-verse. La table était donc mise pour un space opera ch’ti à nul autre pareil.

Dumont n’étant pas dépourvu de talent et d’ingéniosité, il serait injuste d’affirmer que L’empire est dénué de la moindre trouvaille amusante. En Belzébuth amateur de spectacles de danse et de batailles spatiales entre son château de Versailles volant et la cathédrale intersidérale de la reine, Luchini s’en donne évidemment à cœur joie. Et personne d’autre que Dumont n’aurait pu nous proposer la vision spectaculaire et insolite d’une armada de vaisseaux surplombant une plage du Nord-Pas-de-Calais. Éternel déjoueur des codes, le cinéaste poursuit également son concept de mise en scène à deux niveaux, alternant avec jubilation des plans ordinaires et interminables proches d’un téléroman et des tableaux de paysage dignes d’un grand maître pictural. S’il y a de quoi s’amuser un peu dans L’empire, force est d’admettre que la plupart de ses éléments les plus mémorables sont strictement liés à la nature même de sa prémisse de Star Wars franchouillard. En faisant fi de quelques moments prévisibles mais efficaces, l’humour de Dumont fait rapidement du sur-place dans L’empire. Après une décennie de comédie, vous me direz qu’on pourrait faire preuve d’un peu de compréhension. Malheureusement, la stagnation perceptible de sa démarche s’accompagne ici d’une vision grossière et d’un discours sous-jacent plutôt discutable.

cavalier regarde un soleil couchant

Depuis ses débuts, Dumont s’intéresse aux zones particulièrement grises de la nature humaine. Fermement opposé à une conception manichéenne du monde, il a souvent utilisé le cinéma comme un outil privilégié de pensée dialectique : entre le bien et le mal, les aspirations spirituelles et les pulsions charnelles, le visible et l’indicible. De ce point de vue, on peut comprendre qu’il ait décidé de satiriser la science-fiction à grand déploiement, genre exemplaire des enjeux existentiels représentés de façon outrageusement binaire. Agissant comme s’il était le premier à prendre conscience de la nature dichotomique des grands récits (les 0 et les 1, vous avez compris ?), Dumont ne parvient pas cette fois à dépasser la base absolue d’un détournement (et si les 0 n’étaient pas si méchants et les 1 pas si gentils ?), faute d’un réel intérêt pour ses personnages. Condamnés à n’être que des pions dans la vision trop conceptuelle du cinéaste, les interprètes sont plongés dans des scènes qui fonctionnent comme une série de sketches qui les condamnent à rester en surface. Or, si ce n’est pas un enjeu pour un amuseur professionnel comme Luchini, ce parti pris vient couper la corde raide sur laquelle Dumont a pourtant toujours su marcher dans son rapport aux non-professionnels. En leur refusant cette fois-ci le temps et l’espace nécessaire pour complexifier leur nature initiale de simples « gueules du Nord », le cinéaste est pris dans le piège dont on l’a souvent – à tort – accusé de tomber : l’instrumentalisation condescendante des « gens ordinaires ». L’empire, c’est la misanthropie méprisante de Dumont à visage découvert.

Si ça peut les rassurer, les non-professionnels ne sont pas les seuls à subir les étranges décisions de Dumont dans ce film. Éternel trublion face à la pensée dominante, le cinéaste s’est manifestement dit que l’idée la plus judicieuse permettant de « complexifier » son traitement des personnages rebelles serait de rappeler que, derrière toute militante convaincue, se cache une fondamentaliste (la reine) ou une femme en manque de sexe… masculin. Certes, il est toujours possible d’arguer que L’empire évoque ironiquement l’hypersexualisation des héroïnes de science-fiction et cherche à réintégrer de véritables scènes charnelles dans un genre qui en est traditionnellement dépourvu. Cela dit, Dumont semble oublier que Verhoeven est passé par là il y a longtemps, et plus efficacement. Condamnées à un développement psychologique qui tient en deux lignes au mieux, les pauvres Line et Jane sont malgré elles victimes d’une bonne blague de mononcle sur l’état actuel des mouvements progressistes. En fin de compte, la science-fiction n’est pas faite pour Dumont. Son regard satirique est trop hautain s’il n’est pas compensé par l’humanité complexe qu’il a souvent su trouver en se confrontant au réel. On lui souhaite donc de revenir sur terre bientôt. Sinon, son cinéma, qu’il doit rêver à la hauteur d’un Milan Kundera, se rapprochera davantage de Benny Hill.


17 avril 2025