L’encerclement
Richard Brouillette
par Philippe Gajan
NB: ce texte fait suite à celui d’André Roy, Leçon de cinéma, leçon de politique paru dans le numéro 141 de la revue 24 Images.
Il est des films qu’on aimerait déclarer d’utilité publique. Ils sont rares et précieux et L’encerclement: la démocratie dans les rets du néolibéralisme de Richard Brouillette est l’un d’eux; au même titre que The Fog of War: Eleven Lessons from the Life of Robert S. McNamara, le film d’Errol Morris ou que L’avocat de la terreur de Barbet Shroeder, films avec lesquels il partage d’ailleurs certaines affinités. D’abord une véritable ambition : celle d’être au monde, en embrassant non seulement le présent, mais aussi l’histoire, en nommant les concepts, c’est à dire en les distinguant. Le film est synthétique, précis, transparent, bref lumineux. Pour rejoindre Marcel Jean qui dénonçait l’exploitation de la misère dans Slumdog Millionnaire : « Le cinéma, cependant, n’est pas qu’affaire de technique, ni d’efficacité narrative, d’ailleurs. Le cinéma, c’est aussi une affaire d’éthique.»
Et de l’éthique, Richard Brouillette n’en manque pas, à commencer par sa conception de l’intelligence. Dans L’encerclement, l’un des protagonistes nous en donne une définition : est intelligent celui qui pose le problème, non pas celui qui le résout. Cette définition devient programmatique pour Richard Brouillette: il pose avec une rare clairvoyance le problème, en deux temps : qu’est-ce que le néo-libéralisme; quelles sont ses stratégies d’encerclement de la démocratie? En introduction, Ignacio Ramonet nous rappelle comment il a introduit le terme de pensée unique. Voilà donc en termes forts les données du problème. En embrassant la complexité du monde et de son sujet, le film fait plus que décrire, il donne au spectateur les outils pour pouvoir à son tour poser le problème. Le tour de force qu’a accompli sur près d’une décennie Richard Brouillette force le respect. Il prend et donne le temps, tout d’abord par la durée exceptionnelle de la maturation du projet, mais aussi par le temps donné à la parole enfin contextualisée. Le temps, ici, est précieux : il inverse le principe d’illustration et d’instrumentalisation trop souvent à l’oeuvre (« j’ai raison, voilà pourquoi ») en proposant la raison comme stratégie (le bon vieux « je pense donc je suis »). Certes, cela fait sans doute du cinéaste un humaniste héritier des Lumières, mais qui s’en plaindrait?
Pourquoi ne pas utiliser dès lors L’encerclement comme préalable à d’autres oeuvres importantes du cinéma québécois? On peut penser au dyptique africain de Sylvain L’espérance, La main invisible (ce fameux concept d’Adam Smith, père du libéralisme, dont il est abondamment question dans L’encerclement) et Un fleuve humain, ou encore plus récemment, dans le domaine de la fiction, à Papa à la chasse aux lagopèdes de Robert Morin et à Un capitalisme sentimental d’Olivier Asselin. Préalables ou même compléments, tant ces films participent tous d’un même paradigme qui décline l’importance fondamentale du réveil de la responsabilité individuelle au sein de la collectivité, ou pour parler plus simplement : ouvrons les yeux, réapprenons à penser par nous-mêmes. Car Richard Brouillette, selon toute probabilité, ne possède pas de boule de cristal. Il faudra donc bien admettre au vu des résonances créées entre le film et la crise financière, économique et politique dans laquelle nous sommes plongé, que cette dernière était inscrite au coeur même des stratégies d’encerclement du néo-libéralisme. 1 + 1 = 2, encore fallait-il poser l’équation.
En terminant, une question en forme de suggestion : Madame la Ministre de l’éducation, pourquoi ne pas mettre L’encerclement au programme ? C’est aussi ce qu’on appelle l’utilité publique.
26 février 2009