L’enfance nue
Maurice Pialat
par Marcel Jean
De tous les grands cinéastes français, Maurice Pialat est peut-être le plus mal servi par l’édition dvd en Amérique du nord. Alors qu’en Angleterre l’excellente série Masters of Cinema propose sept titres du cinéaste, à peine avions-nous droit ici à une édition médiocre de Van Gogh (Sony Pictures Classics) ainsi qu’à une autre, de bon niveau celle-là, d’À nos amours (Criterion). Voilà qui est bien peu pour une oeuvre comptant une dizaine de longs métrages et une série télévisée - La maison des bois - qui est un chef d’oeuvre du genre. Les choses sont peut-être en voie de changer alors que Criterion sort L’enfance nue, premier long métrage du cinéaste, dans une édition elle aussi de très haute qualité, qui reprend presque intégralement les suppléments présents dans l’édition de Masters of Cinema. À commencer par un entretien avec Pialat réalisé par Michel Martens au moment de la télédiffusion du film en 1973. Quinze minutes qui suffisent à prendre la mesure du personnage, à qui on se frotte à ses risques et périls. Ainsi, alors que Martens aborde de manière assez malhabile le film sous l’angle de son insuccès public, Pialat répond par une vacherie proférée avec le sourire, sans lever le ton : « Le passage du film dans votre émission est le prolongement de son insuccès, il aurait pu passer dans d’autres conditions et sur d’autres chaînes. » Voilà qui nous change de la langue de bois habituelle. Tout Pialat est là, rugueux, provocateur et masochiste aussi. Plus tard dans l’entretien il ajoute : « Moi, spectateur, je ne serais pas allé voir ce film. Je n’aurais pas eu envie d’aller le voir. Il y a des films de la même famille et je ne vais pas les voir. [ ] Je crois qu’il ne faut pas tourner ce genre de sujet. » À ce moment de la discussion, on sait que Pialat voudrait bien qu’on lui dise qu’il se trompe, que son film est formidable, ce à quoi il répondrait par la négative. Pialat, c’est l’insupportable qu’on veut bien supporter, c’est celui qui cherche constamment à se rendre insupportable pour mieux voir si on va continuer de l’aimer
Ce qui nous amène à L’enfance nue, l’histoire de Michel, un gamin de dix ans confié à l’assistance publique et ballotté d’une famille d’accueil à l’autre. François qui aligne les conneries, qui lance le chat du haut de l’escalier du 5e étage, qui vole une montre pour ensuite la jeter dans les toilettes, mais qui dépense son argent de poche pour offrir un foulard à la dame qui vient de le renvoyer aux services sociaux. François c’est un peu Pialat, au sens où les deux sont difficiles à aimer.
Déjà, L’enfance nue est typique du style elliptique de Pialat : une succession de moments alignés sans transition, ce qui crée parfois un choc vivifiant entre les séquences, comme par exemple lorsque François, qui a défoncé la porte de sa chambre à coups de pied, est sévèrement puni par pépère (il est battu à coups de serviette dans le visage), plan raccordant avec un autre montrant l’enfant endormi, puis un troisième montrant pépère réparant la porte, avec l’aide de François. Le critique américain Kent Jones analyse d’ailleurs avec acuité la séquence dans un essai audiovisuel qui fait partie des suppléments du dvd.
Réalisé en 1968, alors que Pialat a 43 ans, L’enfance nue montre aussi à quel point le cinéaste est en dehors des modes. Alors que Truffaut s’accroche aux rideaux de Festival de Cannes, alors que Godard tourne Le gai savoir, Pialat est dans le nord de la France, à des années lumière de l’effervescence du joli moi de mai. Déjà que Pialat avait raté le train de la Nouvelle Vague, le voici encore en porte-à-faux. Ce sera l’histoire de sa vie. Ce sera sa grandeur autant que son drame En 1960, alors que les cinéastes de la Nouvelle Vague flirtent encore avec l’esprit bourgeois, Pialat est déjà politique. Dans L’amour existe, son formidable premier court métrage, il rage et gueule déjà contre la poussée des immeubles déshumanisés des banlieues, contre ce qu’on n’appelle pas encore « les cités », contre ce qui deviendra l’une des tares importantes de la société française : « Voici venu le temps des casernes civiles, univers concentrationnaire payable à tempérament, entreprise pensée en termes de volerie, matériaux pauvres dégradés avant la fin des travaux. » Plus tard dans le film, Pialat débite les terribles statistiques de fréquentation des universités : « Fils d’ouvrier à l’université : 3%. À l’université de Paris : 1,5%. À l’école de médecine : 0,9%. » L’amour existe fait aussi partie des suppléments du dvd de L’enfance nue.
Irascible, singulier, Pialat a fait son chemin à l’écart des courants, des mouvements. Cela même si Truffaut est l’un des quatre producteurs de L’enfance nue. Dans le paysage de 1968, l’âpreté de ce film, son refus de l’intellectualisme alors en vogue, son refus du parisianisme, surtout, le désignent d’emblée comme marginal. La critique reconnaît alors la personnalité de l’auteur (Pialat reçoit le Prix Jean Vigo) mais le public ne suit pas. Aujourd’hui, avec 40 ans de recul, le film prend toute son importance. On y perçoit le germe du fort courant réaliste qui traverse le cinéma français depuis lors. Car quel cinéaste français a eu davantage d’influence que Pialat le solitaire depuis 40 ans? On trouve en effet sa trace autant chez Xavier Beauvois que chez Cédric Kahn, chez Patrick Grandperret que chez le regretté Cyril Collard, chez Manuel Poirier que chez Catherine Breillat, Christine Pascal ou même Bruno Dumont .
2 septembre 2010