L’ENLÈVEMENT
Marco Bellocchio
par Cédric Laval
L’affaire Mortara, dont est inspiré L’enlèvement, a intéressé Steven Spielberg, qui avait pour projet de la porter à l’écran, mais c’est finalement Marco Bellocchio qui l’a adaptée pour le cinéma, dans un film louangé, mais reparti bredouille du dernier Festival de Cannes. Il est aisé de percevoir ce qui a pu intéresser les deux cinéastes, ainsi que le retentissement des thèmes abordés par cette histoire. En 1858, alors que les pouvoirs spirituel et temporel s’apprêtent à se livrer combat dans une Italie en gestation, un enfant de six ans, Edgardo Mortara, est enlevé à ses parents sur ordre de l’Inquisiteur de Bologne, Pier Feletti : né dans une famille juive, l’enfant aurait été secrètement baptisé par une servante chrétienne, qui craignait pour sa vie alors qu’il souffrait de fièvre, étant bébé. Dès lors marqué par le sceau indélébile du baptême, l’enfant est emmené de force à Rome pour être élevé dans la foi catholique. La famille Mortara alerte les journaux et les autorités, et le destin du petit Edgardo émeut l’opinion publique, bien au-delà des frontières de l’Italie et de la communauté juive. Mais le pape Pie IX, qui se prend d’affection pour l’enfant, met un point d’honneur à rester inflexible, en invoquant le dogme du non possumus.
Marco Bellocchio ne s’en cache pas : ce qui l’intéressait d’abord, dans cette histoire, c’était de filmer « la volonté désespérée, ultraviolente, d’un pouvoir déclinant qui essaie de résister à son propre effondrement, en contre-attaquant ». Et ce pouvoir déclinant, qu’il assimile à un régime totalitaire, c’est bien sûr la toute-puissante Église catholique romaine. Incarné par un pape dont les postures grotesques se confondent avec celles de ses caricatures, ce pouvoir sue la morgue et revendique le triomphe de l’immobilisme, au nom de l’infaillibilité des dogmes. Mais le film a l’intelligence de ne pas se restreindre à cette cible facile, élargissant son propos au rigorisme religieux, quel qu’il soit. En ce sens, il n’est pas anodin de constater que le père d’Edgardo cherche d’abord à établir comme un fait la réalité du baptême imposé à son fils, plutôt que d’obtenir sa libération, indépendamment de ce fait : la symbolique sacrée semble pour lui primer l’arrachement affectif. En matière de prière et de fétichisation des objets, les religions se ressemblent, et Bellocchio semble renvoyer dos à dos, à travers des montages alternés, les rituels accomplis par le père au moment des repas, et ceux que l’Église catholique impose à son petit garçon. Le regard critique porté sur ce primat du religieux s’objective dans celui de la mère, ulcérée par l’inaction de son mari : à l’autre bout de la table, elle est proche d’exploser, et la prière de son mari pèse bien peu face à l’absence d’Edgardo. C’est d’abord à son fils qu’elle est attachée, et non au salut de sa foi juive, comme si le lien naturel de la maternité l’emporte sur tous les autres liens culturels dont on enserre les enfants. À ce titre, les visites séparées que rendent, à tour de rôle, les deux parents dans la maison des catéchumènes où est élevé Edgardo donnent lieu à des scènes très fortes : quand le père est incapable de glisser des mots d’amour à son fils en le serrant dans ses bras, quand l’enfant semble distant avec lui et ne se retourne même pas à son départ, la mère le saisit et lui parle avec passion, et l’enfant se précipite en criant derrière elle dans l’une des nombreuses envolées émotionnelles du film.
Car la mise en scène de Bellocchio n’hésite pas à dramatiser l’émotion, avec un brio qui ne craint pas l’emphase. Le premier tiers du film, essentiellement nocturne, joue sur une direction photo où les ombres et les volutes le disputent aux lumières des lanternes. La stylisation de certaines scènes emprunte même à l’imagerie des films d’épouvante, comme ce dortoir sombre dans lequel est conduit Edgardo, sous l’œil inquiétant des autres catéchumènes, dont on ne sait s’il lorgne vers le Bien ou vers le Mal. La musique, qu’elle soit originale ou empruntée aux classiques, accompagne des pans entiers du film en lui conférant une dimension opératique, susceptible d’exacerber les émotions. Mais ces procédés, chez Bellocchio, ne relèvent pas d’effets clinquants : ils signifient, davantage qu’ils ne surlignent. Par exemple, le trajet d’Edgardo vers Rome, dans une barque qui perce les vapeurs de la nuit, évoque aussitôt le nocher des Enfers, Charon, et la musique qui se déploie bientôt est celle de L’île des morts, de Rachmaninov, donnant à son entrée dans la cité papale une portée symbolique puissante : enlevé à sa famille et à sa foi juive, l’enfant est définitivement mort à sa première vie. L’emphase opératique n’exclut pas, d’ailleurs, des libertés de mise en scène : une échappée vers le burlesque lorsque la caricature du pape se glisse, sous ses yeux, hors de la page où elle était confinée ; une plongée dans le fantastique lorsque Edgardo vient dans l’église, en pleine nuit, pour retirer au Christ ses clous, enfant juif délivrant Jésus de sa croix, sur l’air bouleversant du Cantique en mémoire de Benjamin Britten, d’Arvo Pärt.
Cette scène fantasmée illustre parfaitement le combat qui se joue à l’intérieur de l’enfant et pose la question du conditionnement des esprits, auquel on cherche à résister, qui finit, peut-être, par vaincre ces dernières résistances. C’est dans ce « peut-être » que réside la force du propos de Bellocchio. Dans la réalité, Edgardo Mortara n’a jamais renié la foi chrétienne qu’on lui a inculquée de force, comme si la victoire de l’idéologie sur le libre arbitre était consommée. Dans le film, cette victoire a des contours plus troubles : certes, les jupes de la mère, sous lesquelles se réfugie l’enfant, sont remplacées par la chasuble du pape, dans un jeu de cache-cache qui fait écho à la première scène du film ; certes, l’enfant semble avoir intégré la définition du dogme, et avec elle la rigidité du Verbe que l’on ne peut contredire. Mais lorsqu’il se précipite vers Pie IX, dans l’allée centrale d’une église, et le bouscule au point de le faire tomber, ce mouvement relève-t-il d’un enthousiasme mal contrôlé ou d’un acte de rébellion ? La scène de l’enterrement du pape traduit parfaitement cette complexité du personnage d’Edgardo : d’abord filmé comme un soldat de Dieu, le jeune homme est ensuite possédé par la rage, comme si la mort de son protecteur éveillait en lui le démon de la liberté. Pourtant, dans la dernière scène du film, c’est encore la religion qui occupe le champ de bataille et annihile les liens familiaux : le dernier soubresaut émotionnel de ce flamboyant opus résonne-t-il comme une défaite ou comme une victoire ?
7 juin 2024