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Critiques

Les affamés

Robin Aubert

par Apolline Caron-Ottavi

Les affamés est enfin en salles. Un film de zombies québécois, le projet est alléchant et les attentes ont monté ces dernières semaines, surtout après que le film de Robin Aubert ait décroché le Prix du meilleur film canadien au TIFF… Pari réussi ? Si l’on accepte de voir le film pour ce qu’il est, un bon film de genre réalisé avec intelligence dans une cinématographie locale qui n’exploite guère ce filon, on peut sans conteste dire que oui. Alors que George A. Romero vient de nous quitter cet été, mieux vaut regarder ce que Robin Aubert propose dans son film plutôt que de le comparer à la tradition qui le précède.

Les affamés ne révolutionne peut-être pas les codes du genre, mais parvient néanmoins à être un film tout à fait singulier, évitant d’être la variante provinciale peu inspirée du récent retour des zombies à l’écran. Pour commencer, le cinéaste s’empare avec justesse de l’identité québécoise, que ce soit à travers le paysage ou les personnages. Nos grands espaces n’ont rien à envier aux plaines américaines et Robin Aubert arpente le territoire brillamment, insufflant une indéniable mélancolie aux forêts sombres et aux routes sans fin. Les constructions y sont plus clairsemées qu’aux États-Unis, et c’est la nature qui domine avant tout, replaçant la condition humaine à une échelle qui l’écrase. Les humains en question sont Québécois et ne ressemblent pas aux héros de Walking Dead. Cet aspect est réjouissant : les dialogues sont ciselés, la langue vivante, et cela ajoute une réelle humanité aux habituels échanges paniqués ou attristés de circonstance. Les affamés n’est pas un film qui se prend au sérieux tout en étant fait avec sérieux, et c’est très appréciable. Point de pathos inutile, point de tirades existentielles mal maîtrisées. Ce qui n’empêche pas Robin Aubert de faire exister ses personnages et de nous les faire aimer immédiatement. Les répliques fusent avec humour, le ton est juste, les émotions aussi. Une communauté se forme, un tissu social se construit, au gré des rencontres inattendues : la famille n’est pas ce qu’on a mais ce qu’on en fait, et la fuite devient le meilleur moyen de se retrouver et d’exister ensemble, ne serait-ce que pour une heure.

Le personnage du mononc’ excentrique qui semble ne rien comprendre à ce qu’il se passe et qui surgit à tout bout de champ pour faire sursauter les héros est par exemple l’un des détails qui contribue au ton que parvient à trouver Robin Aubert. On peut en effet regretter que le film n’innove pas plus quant aux mécanismes de la peur, et repose un peu trop sur le principe du sursaut et du jump cut. Or l’apparition récurrente de ce bonhomme déjanté qui vient grossièrement faire « bouh » tourne en dérision le « truc » de l’effet de surprise et semble nous indiquer que dans le reste du film aussi, la peur est ailleurs… C’est en effet une peur plus diffuse que touche Robin Aubert, une peur de l’ordre des contes : pas tant située dans le récit explicite que dans les chimères qu’il convoque. Chimères d’une société où il faut une apocalypse de zombies pour que le contact soit renoué, pour que l’on revienne à l’essentiel, pour que l’on prenne la juste valeur des choses.

Tout a déjà été fait ou presque dans le genre du film de zombies, dont le principe (chez les meilleurs) est de tenir un discours social sous les atours divertissants de la catastrophe. Romero, encore une fois, en a été le plus grand maître d’œuvre (le racisme dans Night of the Living Dead, le culte de la galerie commerciale dans Dawn of the Dead, pour ne citer que ceux-là…). Robin Aubert connaît bien son cinéma, cela se voit, et il a l’intelligence de ne pas chercher à reproduire exactement ce schéma. Bien sûr, la peur de l’autre, les fantômes des grandes migrations, la société de consommation, l’autarcie identitaire… tout cela est là, et chacun peut projeter ses propres inquiétudes. Mais jamais le cinéaste ne surligne les métaphores. Ainsi il ne clôt pas la réflexion que ces images suscitent, mais nous laisse avant tout sur une atmosphère planante, un état du monde en suspens, un univers mystérieux.

Les zombies eux-mêmes participent grandement à ce mystère. Ils ne ressemblent pas à l’archétype habituel et sont en cela particulièrement troublants : difficiles à distinguer des humains, ils ont surtout un comportement propre, imprévisible et indéchiffrable. Ils « agissent », au-delà de l’hébétement qui les définit habituellement, et Robin Aubert nous laisse avec nos questions. La belle idée qui veut que ces zombies « construisent » de gigantesques sculptures à partir d’objets quelconques (des chaises, des jouets) est une trouvaille inédite. Évidemment, ces objets érigés en temples absurdes renvoient à notre société de consommation. Mais ne peut-on y voir aussi une forme de ready made (pour reprendre le concept de Marcel Duchamp) ? Et si après tout, les zombies renouaient avec une forme de beauté dans cet usage gratuit, sériel, dénué de contexte ? Ils nous font alors voir ce que nous ne voyons plus, redonnent une essence et une valeur aux produits dispensés par une société de la masse, du confort et du gâchis. Et les humains de regarder l’ensemble, bouche bée… une vision d’autant plus glaçante. Où allons-nous donc ainsi ? La petite fille qui croise un conducteur à la fin du film le dit simplement : « Va pas par là, y a rien ».

 

 


27 octobre 2017