Les amours imaginaires
Xavier Dolan
par Eric Fourlanty
Xavier Dolan n’est pas un génie. Ce n’est pas non plus un fumiste ni une saveur du mois. C’est un réalisateur, un vrai, un cinéaste jeune qui fait des films de son âge une qualité plus rare qu’il n’y paraît dans une industrie nord-américaine où des quinquagénaires font, en série, des films prétendument pour ados. Réglons la question de l’âge : Truffaut avait 26 ans lorsqu’il écrivit Les 400 coups, Carax en avait 23 lors du tournage de Boy Meets Girl et Forcier, également 23, lorsqu’il conçut Le retour de l’immaculée conception. Il est curieux qu’à notre époque où le jeunisme fait loi, on s’étonne de ce qu’un créateur de moins de 30 ans ait quelque chose à dire et sache comment le dire.
Avec ses intuitions flamboyantes et ses maniérismes agaçants, avec sa fausse désinvolture et sa sincérité maquillée, Les Amours imaginaires confirme que Dolan est un cinéaste affirmé qui a un univers, une voix, un vrai regard sur le monde. C’est déjà beaucoup, à n’importe quel âge.
Un garçon (Xavier Dolan) et une fille (Monia Chokri), amis mais sans plus, tombent éperdument amoureux du même garçon (Niels Schneider), qui laisse courir. Ils sont encore à l’âge où l’amitié, tout comme la vie, est éternelle et où l’idée de l’amour est plus réelle que l’amour, territoire à conquérir, aussi désiré qu’inconnu. Nous sommes plus près de Tous les garçons et les filles que de Jules et Jim, et c’est très bien comme ça. Tout ça finira mal. Ou peut-être pas puisque nos deux compères - oublions l’objet du désir qui, ici, n’est que ça - apprendront, à leurs dépens, qu’on ne badine pas avec l’amour.
En plus d’être acteur et coproducteur, Dolan s’est chargé de la réalisation, du scénario, des dialogues, des costumes, du montage, de la conception sonore et visuelle et de l’affiche. Il a même fait le graphisme du dossier de presse pour la présentation de son film à Cannes! Artiste complet ou control freak? La réponse importe peu tant cette mainmise absolue du cinéaste sur tous les aspects de son film peut être vue comme un gage d’intégrité et d’indépendance, un sceau de qualité à l’ère des comités, des « marketeux » et des sondages. Le gage d’un artisanat du 21e siècle.
Nous sommes ici au cinéma, pas dans la littérature filmée, ni dans la sociologie en images. Les personnages des Amours imaginaires n’existent qu’à l’écran, et seulement dans le contexte de cette histoire de triangle amoureux. Leur travail, leur famille, leurs amis, leur passé, leur avenir n’ont aucune importance. Ne compte que ce flux amoureux qui circule et l’univers dans lequel il s’inscrit qui, bien avant d’être à Montréal, en 2010, est celui de la planète cinéma. Musset, Dalida, Koltès, Michel-Ange, le Bauhaus sont appelés, mais ce sont les citations au 7e art qui forment le coeur de cet opus créé par un enfant de l’image. Né en 1989, Dolan n’est pas seulement un enfant de Musique Plus et du web, il est le fruit d’un siècle d’images qui, de Man Ray à Gus Van Sant, en passant par Audrey Hepburn, James Dean et Cocteau, trouve ici une expression aussi tendance qu’assumée. Les citations abondent, mais elles sont porteuses de sens.
Pour l’anecdote, relevons-en quelques-unes : le personnage incarné par le cinéaste porte le nom improbable de Francis Riverëkim : clin d’oeil à River Phoenix et au personnage qu’il incarne dans My Own Private Idaho, film emblématique de l’amour non partagé? Les scènes de baises - jamais entre les trois protagonistes, qui volent à des hauteurs autrement plus pures – sont filmées en monochrome rouge, vert ou bleu à la Pierrot le fou de Godard. L’éphèbe viscontien convoité, qui, la première fois qu’il apparaît, porte des lunettes en forme de curs rouges, comme la Lolita de l’affiche du film de Kubrick.
Les dialogues sont percutants, et les répliques, assassines, mais c’est par l’image que ça passe. Si le formalisme d’un Carax a laissé ses traces, c’est du côté d’Almodovar qu’il faut chercher une parenté, dans le goût des couleurs, de la chanson populaire et du mélodrame, dans la distanciation et la référence, dans l’amour du cinéma et dans celui des femmes. Le visage marmoréen et l’oeil un peu fou de Monia Chokri évoquent furieusement Carmen Maura au même âge, une femme capable de tout. Sans parler du prochain film de Dolan, Lawrence Anyways sur les 10 ans d’un couple composé d’une femme (Suzanne Clément) et d’un homme qui veut changer de sexe (Louis Garrel). À quand un remake par le réalisateur de La Mauvaise éducation?
Proches de ceux d’Almodovar, ce film l’est aussi par l’ancrage dans le temps et l’espace. Les premiers films de Pedro le flamboyant sont madrilènes avant d’être espagnols et ce sont des odes aux années 80. Le second film de Xavier l’esthète est montréalais avant d’être québécois, et on mesurera dans quelques décennies à quel point l’air du temps de cette génération, d’ici et pas d’ailleurs, y est capté avec finesse. Entre fièvre et dérision, les trois protagonistes incarnent des prototypes de la jeunesse tout en étant précisément de leur temps.
Les Amours imaginaires n’est pas sans défauts. On y abuse des ralentis, le scénario tourne les coins ronds et on aurait très bien pu se passer des vignettes pseudo-documentaires, efficaces et racoleuses, dans lesquelles des garçons et des filles confient à la caméra leurs déboires amoureux. De plus, Xavier Dolan se regarde filmer comme un écrivain dont on sent qu’il est fier d’une phrase qu’il a écrite. Mais Dolan sait filmer.
Cinéaste d’aujourd’hui, il sait filmer l’attente, le désir, la frustration, mais aussi les arbres, les ombres et les nuques. On zyeute ces dernières, on les caresse, on les gratte, on les tend : sous l’oeil amoureux de la caméra, la nuque devient une métaphore du désir. Ce n’est pas l’idée du siècle (on se souviendra, entre autres, de celle de Vanessa Paradis dans Noce Blanche, et de celle de Paul Newman, dans tous ses films ), mais c’est une idée de cinéma qui atteint son but. Ceci dit, les « défauts » du cinéaste ne sont pas ceux qu\’on retrouve souvent dans le cinéma québécois (images léchées, message appuyé, récit laminé par le rouleau compresseur des institutions). Ce ne sont pas non plus ceux du cinéma français ou ceux du cinéma américain, indépendant ou non. Nord-américain de sensibilité européenne (comme dit l’autre!), Dolan a des défauts qui lui appartiennent et le définissent. Si ce n’est pas la marque d’un créateur…
Tout en jouant à fond la carte de la séduction, fût-elle à rebrousse-poil, il n’essaye pas de plaire à tout le monde et à son voisin. Et l’urgence palpable dans Les Amours imaginaires (tout comme dans J’ai tué ma mère) apporte un vent de fraîcheur salutaire dans un cinéma national trop souvent consensuel. Avis aux intéressés, ce film-ci ne fera pas l’unanimité, et c’est tant mieux.
10 juin 2010