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Critiques

LES CHAMBRES ROUGES

Pascal Plante

par Bruno Dequen

Le cinéaste Paul Schrader a souvent répété que la description méticuleuse du quotidien professionnel de ses personnages, qu’ils soient chauffeurs de taxi ou jardiniers, n’était pas une fin en soi, mais une stratégie d’écriture permettant d’explorer des enjeux existentiels et sociaux plus larges. On peut en dire autant des Chambres rouges, la première incursion prometteuse de Pascal Plante dans le genre du thriller psychologique. Derrière un titre et des scènes d’ouverture qui mettent l’accent sur l’un des phénomènes les plus terrifiants du dark web, le troisième long métrage du cinéaste est avant tout le portrait troublant d’une jeune femme impénétrable, solitaire et entièrement happée par la vie numérique.

Lorsqu’on voit pour la première fois Kelly-Anne (Juliette Gariépy), elle est déjà enveloppée de mystère. Propre et sobrement habillée, elle émerge d’un profond sommeil dans une ruelle pour se diriger vers le Palais de justice de Montréal. Rapidement, on comprend qu’elle est une spectatrice assidue du procès d’un homme soupçonné d’avoir tué trois adolescentes à des fins mercantiles. Ce dernier aurait mis en ligne et vendu au plus offrant les vidéos des trois meurtres sur Internet. Mais le procès s’avère compliqué, puisque seules deux des vidéos ont été retrouvées, et aucune des deux ne permet d’identifier sans doute raisonnable le visage du meurtrier. Bien que le film prenne volontairement son temps pour exposer la réalité de la salle d’audience et expliquer la terminologie liée à ce versant atroce de la cybercriminalité, un premier indice nous indique toutefois que ni les chambres rouges ni le procès ne sont le véritable sujet du film.

S’il y a une énigme que Les chambres rouges tente de creuser, c’est plutôt la larme ambiguë que Kelly-Anne verse après le discours des avocats. Un étrange signe d’émotion impossible à décoder et qui est d’autant plus déconcertant qu’il forme un contraste saisissant avec le comportement impassible et ses yeux perpétuellement grand ouverts du personnage. Porté par la performance magnétique et tout en retenue de Juliette Gariépy, le film devient ainsi peu à peu l’étude du visage aussi fascinant que fuyant de cette Joconde froide, distante et fragile des temps modernes. Kelly-Anne est une mannequin en demande, une joueuse de poker en ligne compulsive et sans pitié, et une femme en perpétuel contrôle d’une vie qui tient dans son cellulaire et ses deux écrans gérés à l’aide de Guenièvre, son assistante virtuelle « reprogrammée à la main ». Elle dégage une assurance teintée d’ennui et démontre un comportement obsessif que les aléas du récit ne cesseront de faire dérailler, en symbiose avec la direction photo délibérément instable de Vincent Biron qui embrassera progressivement les codes paranoïaques et presque surréalistes du cinéma d’épouvante.

femme regarde deux écrans d'ordinateur

À quel point notre dépendance au virtuel a-t-elle bouleversé notre rapport existentiel au monde ? Dans un premier temps, Pascal Plante bouscule les habitudes de Kelly-Anne à travers l’apparition soudaine et envahissante de Clémentine (Laurie Babin), une jeune femme naïve obsédée par l’innocence de l’accusé et aussi volubile et chaleureuse que Kelly-Anne est mutique et peu encline aux interactions sociales. Sous le ton de la comédie dramatique, le film force ainsi son personnage à déroger de sa routine bien huilée, laissant même apparaître quelques rares sourires sur son visage. Mais l’angoisse n’est jamais bien loin. En effet, l’interaction la plus amusante entre les deux personnages est liée au fait que Kelly-Anne est fière d’avoir su programmer Guenièvre pour qu’elle lui suggère de ne pas se suicider si jamais la question venait à être posée. Après le départ de Clémentine, le film assume pleinement sa nature tourmentée. À l’aide d’une caméra et d’une bande-son de plus en plus nerveuses et anxiogènes, Plante observe avec acuité le mélange inextricable de dépendance, de volonté de domination et de paranoïa qui régit nos vies en ligne.

La quête de Kelly-Anne pour retrouver la vidéo manquante du tueur permet ainsi de mettre en exergue de façon dramatique nos comportements quotidiens. Sûre de son expertise technologique, notre hackeuse à temps partiel plonge volontairement dans un engrenage infernal. À mesure que ses recherches la forcent à compromettre la maîtrise de son environnement sécurisé, son obsession s’accentue. Si son comportement de plus en plus erratique la place dans la lignée des solitaires tourmentés de Schrader, la comparaison s’arrête là. En effet, Plante s’éloigne de l’approche psychologique de son aîné, symbolisé par l’usage de la voix off, au profit d’une démarche plus élusive qui nous empêche de comprendre pleinement les intentions de Kelly-Anne. À la fois justicière, groupie, anti-héroïne, sociopathe et virtuellement droguée, cette dernière ne semble être mue que par un irrépressible besoin de gagner pour combler un vide. À l’image du tableau The Lady of Shalott qu’elle utilise comme fond d’écran et pseudonyme sur le dark web, Kelly-Anne est un corps gelé, un spectre condamné à vivre par écran interposé.

Si l’ambiguïté psychologique est devenue depuis longtemps une technique d’écriture un peu prévisible, son utilisation dans Les chambres rouges est d’autant plus justifiée qu’elle est en phase avec un personnage vidé de l’intérieur qui n’est pas capable de comprendre son rapport au monde hors du virtuel. Ses moments d’euphorie, d’angoisse ou de provocation ont tous quelque chose de désincarné, de mécanique, à l’image de cette larme qui n’aura jamais d’explication. À travers cette nature fantomatique de Kelly-Anne, Plante fait en quelque sorte d’une pierre deux coups. Il nous présente l’une des propositions les plus convaincantes d’un cinéma de genre ambitieux encore trop rare au Québec, tout en observant avec finesse notre présent dominé par la dépendance au web. À vrai dire, les sentiers davantage oniriques ouverts par le film sont si stimulants qu’on peut regretter la relative sagesse d’une mise en scène paradoxalement trop contrôlée et qui aurait pu s’aventurer davantage avec bonheur dans le monde spectral au lieu de revenir sans crier gare à la conclusion sans équivoque d’un procès qui n’était pas nécessaire. Un choix discutable qui semble s’expliquer par une volonté de conclure au mieux toutes les pistes narratives ouvertes par le film. Cette suspension momentanée du sentiment de trouble que Plante a méthodiquement instauré n’empêche toutefois pas de méditer sur le fait que Kelly-Anne, en fin de compte, nous représente peut-être tous, en route vers une renaissance ou maudits à jamais.


11 août 2023