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Critiques

Les chansons d’amour

Christophe Honoré

par Géraldine Pompon

Treize chansons d’amour, signées par Alex Beaupain et interprétées par les comédiens Louis Garrel, Ludivine Sagnier, Clotilde Hesme et Chiara Mastroianni font battre le cœoeur merveilleux de ce film peuplé du temps des souvenirs multicolores. Car si Cocteau, Eustache, Godard, Truffaut et bien d’autres traversent sa pellicule, Demy la hante d’un bout à l’autre avec une émotion et une beauté qui dépassent le simple hommage cinématographique. Les réminiscences foisonnent, les passerelles entre les films fusionnent. Des marins échappés des Demoiselles de Rochefort foulent le pavé mouillé de Paris. Julie, la belle blonde très deneuvienne, hérite du nom de famille qui évoque le fameux passage Pommeray du film Lola. Sa sœur Jeanne, incarnée par Chiara Mastroianni (la fille de Catherine Deneuve), appelle de son prénom la comédie musicale Jeanne et le garçon formidable qui n’est autre que le fils de Jacques Demy et d’Agnès Varda, Mathieu. Julie la blonde et Alice la brune font résonner la chanson des jumelles de Rochefort nées sous le signe des Gémeaux. En trois tableaux (le départ, l’absence et le retour) identiques à ceux des Parapluies de Cherbourg et en treize chansons comme dans Les Demoiselles de Rochefort, les références au maître parcourent le film, l’inscrivent dans une lignée éternelle et bienveillante, le couvrent de magie et de grâce. Et chacune d’elles est une fleur qui n’en finit pas de pousser sur la tombe de Jacquot de Nantes.

À la fois loin et proche des cités utopiques et couleur bonbon de Jacques Demy, Christophe Honoré met son ancre grise dans le quartier vivant et populaire du dixième arrondissement de Paris. Dans ce petit coin de parapluies, les camions se déchargent, les bistrots se remplissent, les clodos dorment dans la rue, une affiche fanée de la rose socialiste laisse sa place à celle de Sarkozy. Et Paris, qui bat la mesure, pleure toujours et encore sur le Génie de la Bastille.

Ismaël et Julie, un jeune couple très bourgeois bohème, sont trois depuis qu’Alice débarque le soir à leur appartement avec son pyjama. Chacun de ces inséparables cherche sa place, se déplace et se replace dans ce lit blanc. Mais quand Ismaël aime être au milieu, les filles se recollent comme des jumelles incestueuses. Ismaël et Julie sont jaloux d’Alice qui demeure entre eux deux, pétillante et légère comme un ange. Au coeœur de leurs petits jeux cruels et espiègles, ils sont à tour de rôle la personne en trop, la personne en moins qui ne cesse de demander à l’autre: amour combien tu t’aimes?

Julie: Petit salop ton jeu est clair
Tu veux tout ça en qu’une
Le beurre, le cul de la crémière
Deux pour le prix d’une

Ismaël: Petite garce que tu es vulgaire
Que c’est laid dans ta bouche
Que cette jalousie m’indiffère
Vois comme tu te couches

Alice: Je suis le pont sur la rivière qui va de toi à toi
Traversez-moi, la belle affaire
Embrassez-vous sur moi
Je n’aime que toi toi toi toi toi…

Ils s’en vont ainsi chantant sous la nuit parisienne. Et c’est le drame. Julie, dans sa robe océane, s’effondre d’une crise cardiaque. Son pouls se fige au moment où le cœur d’Alice se met à battre pour un inconnu. Esthétique du fait divers ou du roman-photo, la violence des images en noir et blanc claque du trottoir où elle se meurt sous incubateur au cimetière où on l’enterre. C’est le temps de l’absence et du deuil.

 

 

Ismaël: J’espère qu’au ciel les diables malins coupent aux anges leurs ailes

 

 

Pour que tu retombes du ciel dans mes bras ouverts, cadeau providentiel
Mais chaque seconde est une poignée de terre
Et chaque minute est un tombeau
Vois comme je lutte
Vois ce que je perds en sang et en eau

Un seul être leur manque et dépeuple l’hiver parisien. Alors, tout le monde change de maison et de lit. Jeanne, la sœur de Julie, s’incruste chez Ismaël avec le chien anti-dépresseur de sa mère. Ismaël passe des nuits d’insomnie chez le nouvel amant d’Alice et rencontre Erwan, le frère de ce dernier. Dans un corps à corps en-chanté, Ismaël se sauve de sa douleur contre la peau douce de ce jeune breton qui sent bon l’Atlantique et le citron.

Ismaël: Lave ma mémoire sale dans son fleuve de boue

 

Du bout de ta langue nettoie-moi partout
Et ne laisse pas la moindre trace de tout ce qui me lie et me lasse
Hélas

À deux, à trois, dans l’entre-deux de la bisexualité, dans l’abondance ou dans l’absence, Les Chansons d’amour fredonne avec enchantement la liberté et la fulgurance des sentiments, sur un air léger et grave comme le souvenir du bonheur.

« Le souvenir du bonheur, c’est peut-être encore du bonheur. »
Agnès Varda, Les Demoiselles ont eu 25 ans.

 


24 janvier 2008