LES DÉLINQUANTS
Rodrigo Moreno
par Carlos Solano
Si l’anagramme n’est pas une figure de style à proprement parler, elle se présente comme un jeu avec les lettres et avec la plasticité du sens des mots. Dans Les délinquants (Los delincuentes), nouveau long métrage du presque méconnu jusqu’ici Rodrigo Moreno, l’anagramme devient méthode d’écriture et jeu sur les possibles. Mais pour mesurer l’étendue de la combinatoire, il faut d’emblée établir une base, un coup d’envoi : employé de banque à Buenos Aires, Morán conçoit le projet de voler, au sein de son entreprise, une somme d’argent équivalente au salaire d’une vie pour lui et Román, son complice forcé et collègue de travail. Ce dernier aura pour seule mission de cacher l’argent pendant que Morán sacrifie volontairement trois ans de sa liberté en prison. Le délit semble presque parfait. Anagramme oblige : d’une même racine, l’opposé peut surgir.
Les délinquants, comme avant lui La flor (2018) de Mariano Llinás ou Trenque Lauquen (2022) de Laura Citarella, œuvres radicales et fièrement déambulatoires de ce qu’on a rapidement baptisé « le nouveau cinéma argentin », conçoit le cinéma comme un jeu dont les règles restent entièrement à écrire ou, du moins, à réexpliquer. À commencer par les plus élémentaires, celles du lien. Par exemple, et il serait injuste de n’en citer qu’une seule tellement elles sont toutes programmatiques, Les délinquants déploie un nombre phénoménal de façons de raccorder une image à une autre, des scènes entre elles ou, de façon plus vaste, des parties.
Divisé en deux grands blocs, dans la déjà grande tradition du meilleur cinéma contemporain (osons la comparaison avec les propositions de Apichatpong Weerasethakul ou Miguel Gomes), le film de Moreno repense les principes acquis de causalité : l’action n’entraîne plus des réactions mais un jeu infini d’autres actions. Ici la digression l’emporte sur les formes disruptives connues du cinéma actuel, et c’est là que réside la foudroyante radicalité de la proposition de Moreno : dans sa façon, douce et allègre, de faire bifurquer le récit au lieu de le tordre. Nulle opacité ou abstraction complexe, mais une joie folle destinée à faire du récit une force vive, mouvante, élancée et, par déduction, cinématographique. Le narratif est pensé comme paramètre plastique, qu’on étire et qu’on relâche, qu’on abandonne et qu’on reprend, capable de provoquer de grands moments de cinéma.
En cela, Les délinquants réclame que les règles de la description au cinéma soient, elles aussi, retravaillées en profondeur : jusqu’où peut-on épuiser le potentiel narratif d’une situation dramatique ? Quels trajets emprunter pour atteindre l’abstraction la plus totale ? Comment faire délirer le réel et le cinéma avec lui ? Ça passe par l’absurde comme par le poétique, par les genres comme par la spontanéité du jeu des interprètes, mais dans tous les cas par un sens élevé du détail.
Ce tressage délirant des trames entre elles trouve son point d’acmé lorsque les personnages digressent, lorsqu’ils se jettent dans des monologues où le jeu sur l’improvisation serre la main au contrôle de la mise en scène, où l’on part, c’est-à-dire où l’on quitte le plus infime pour avancer vers le plus vaste (et l’inverse). Car l’usage de la digression permet ici d’en rappeler son mode de fonctionnement, à savoir le nouage de toute chose avec une autre : l’apparition d’une fleur là où on ne l’attendait pas permet de raconter l’histoire des jardins qui, à son tour, permet d’affirmer, comme le dit Ramón, l’un des personnages que Morán croise dans la deuxième partie du film, que le cinéma est mort ou, peut-être, ne l’est pas encore entièrement. D’un bout à l’autre le chemin semble long, mais ce qui passionne c’est le parcours.
Ce serait insuffisant de noter que Les délinquants renouvelle comme nul autre film récent les possibles et les impensés du cinéma. En plus d’incarner à lui seul une école de cinéma, il invente aussi une leçon aigüe de vie. En parfait écho à son dispositif formel, Les délinquants déploie une philosophie en poupée gigogne sur la quête (parfois coupable) de liberté, digne de la profondeur de Dostoïevski. Et pour cause, puisqu’à deux reprises dans le film le personnage de Román assiste à la projection de L’argent de Robert Bresson dans un cinéma de Buenos Aires, qui projette également Le livre d’image de Godard, autre joyau de l’indiscipline et du cinéma conçu comme un jeu d’enfants. Preuve du génie de Moreno, la première rencontre de Román avec le film de Bresson se produit presque par accident : il débarque dans le noir alors que le film est bientôt terminé, changeant jusqu’à trois fois de place dans la salle pendant la tragique scène finale de l’arrestation d’Yvon. Il reviendra plus tard avec Morna, sa nouvelle amoureuse et ex-compagne de Morán, cherchant consolation dans le film austère de Bresson, miroir tendu à la crise existentielle qu’il traverse, dans une sorte de distance que seule la fiction permet. Le cinéma ne nous rend peut-être pas meilleurs, mais il soulage nos tourments. Si c’est là l’un des plus beaux hommages jamais rendus à Bresson, il souligne également, comme l’injustice qui tombe sur Yvon, une vision politique voulant qu’en ce monde dominé par le capitalisme sauvage, rien n’advienne comme nous l’avions espéré. Mais alors, quel est le mystère de la liberté ? Ricardo Zelarayán, poète argentin lu à haute voix et mis en scène dans l’une des plus belles séquences du film, celle qui provoque presque par miracle la libération de prison de Morán, offre un début de réponse : le terme mystère, il faut l’écraser comme on écrase une puce avec ses doigts.
De la liberté, Les délinquants affirme une version sombre, indéniablement défaitiste, où nul sauf les puissants ne semble libre d’élire son destin. Mais de la liberté, on ne l’aura peut-être pas dit assez fort, on peut espérer qu’elle apparaisse sans complexes et en rafale là où on ne l’attendait pas, là où on ne l’attendait plus, dans le cinéma, c’est-à-dire dans ce film au titre si désirable et immédiatement utopique, Les délinquants.
26 juillet 2024