Les démons
Philippe Lesage
par Robert Daudelin
Félix a dix ans, une vie de petit banlieusard, mais une imagination fertile. À Montréal, des enfants disparaissent et du coup Félix a peur de tout : ses « démons » ne sont-ils qu’imaginaires? Ainsi pourrait-on résumer la première fiction de Philippe Lesage; on n’en aurait pourtant rien dit!
Il y a d’abord les regards : celui de la caméra qui s’éloigne d’une épaule pour chercher parmi les enfants et celui des enfants qui sollicite le regard de leur prof de gymnastique et qui, du même coup, nous interpelle, nous, spectateurs déjà « dans » le film qui a démarré sans prévenir, sans générique, un peu solennellement avec la belle musique de Sibelius qui donne à cette scène une gravité lourde dont le film ne se départira jamais. Nous sommes au pays de l’enfance et c’est à travers le regard des enfants que le film nous invite à voir le monde.
« Tout est mise en scène » aime rappeler Marcel Jean*. La force du film de Philippe Lesage est une nouvelle démonstration de cette presque lapalissade. Pourtant, entendons-nous bien, rien ici de « démonstratif » : quels que soient les partis-pris du film, aucun maniérisme, aucun formatage, ne vient alourdir le discours qui s’impose dès le long plan d’ouverture comme limpide, harmonieux, tout au service de son sujet et de ses personnages dont la présence sollicite notre totale adhésion.
Les démons, s’il parle d’abord de l’enfance, parle aussi du passage, souvent ingrat, de l’enfance à l’adolescence – avec cet arrêt désormais obligatoire par ce qu’il est convenu d’appeler la « pré-adolescence ». Les jeunes banlieusards qui s’offrent une glace pour tuer le temps participent, chacun selon son groupe d’âge, à ces rites de passage auxquels personne n’échappe. Une des grandes qualités du film, c’est justement de nous rendre sensibles à ces moments, sans jamais avoir recours à l’ironie, encore moins à la caricature. Si ces enfants nous font parfois sourire dans leur ambition à jouer les apprentis adultes, jamais nous ne les rejetons, au contraire, nous sommes toujours à leur côté.
Pour arriver à cet équilibre remarquable, autant que périlleux, Lesage pratique une mise en scène rigoureuse qui régulièrement privilégie de longs plans en temps réel qui apportent à son récit son poids, parfois tragique (la conversation nocturne dans l’auto du maître-nageur), parfois presque comique (le jeu amoureux dans la chambre du petit Félix). Parfaitement maîtrisé, ce choix d’écriture sert magnifiquement le film, lui confère une dimension émotionnelle d’une totale justesse, loin en cela de la sensiblerie qu’un montage insistant eut risqué d’alimenter. Le film avance par ses images qui toujours nous sollicitent, nous obligent à déchiffrer la réalité des enfants : aucun besoin de pirouettes dramatiques, tout est déjà inscrit dans chaque plan, au spectateur d’y trouver la clé des petits (et grands) secrets de l’enfance. Et les quelques références cinéphiliques (Eustache, Hitchcock) qui apparaissent au détour sont autant de discrets clins d’œil qui jamais n’encombrent le récit.
Film d’images fortes et éloquentes – et à nouveau il faut souligner le travail remarquable du chef opérateur Nicolas Canniccioni – Les démons est aussi un film éminemment « sonore ». Si la musique, de Sibelius à Bach, est exceptionnellement bien utilisée, les sons réels sont également traités (montés) avec un soin et une créativité hors du commun : le bruit de l’eau de la piscine devient musique, accompagne les personnages, les enferme aussi dans la tragédie qui, mine de rien, au hasard de leurs baignades, s’installe dans leur vie.
Enfin il faut souligner le travail exceptionnel du cinéaste avec les enfants, pour la plupart non-professionnels, qui occupent l’espace de l’écran avec une grâce et une présence extraordinaires : l’émotion du film, sa grande justesse, leur doit beaucoup.
S’attaquant à un sujet on ne peut plus délicat, la pédophilie, Philippe Lesage l’aborde avec une réelle délicatesse, sans toutefois en escamoter le côté cauchemardesque, dans le respect et une grande compréhension de l’enfance : ces démons n’ont pas fini de nous interpeller.
Sélectionné par les festivals de San Sebastian, Namur et Hambourg et récompensé par le Prix de la critique au récent Festival du Nouveau cinéma, Les Démons doit maintenant se trouver un public québécois, un public qui, souhaitons-nous, fera bon accueil à son audace et à ses qualités exceptionnelles.
*C’est le titre du recueil de textes critiques publiés chez les Éditions Somme toute en 2014.
La bande-annonce des Démons
29 octobre 2015