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Critiques

Les derniers jours d’une ville

Tamer El Saïd

par Gérard Grugeau

L’essence du premier film de Tamer El Saïd tient peut-être aux dires laconiques d’un calligraphe irakien énoncés au détour d’une phrase : « La poésie est partout, en attente d’être écrite ». C’est dans cet espace ouvert d’où peuvent surgir les plus fulgurantes épiphanies que se déploie la sensibilité à fleur de peau du cinéaste. À cet égard, une image reste en tête. Dans une séquence tournée à Alexandrie, une partie de la mémoire de la ville agonise sous les pics des démolisseurs. Des murs fracassés s’échappe de la poussière de brique rouge sang. De fait, le film semble saigner comme ces murs, ou plutôt c’est tout le Moyen-Orient qui semble exposer en creux sa douleur à vif dans cette seule image. Douleur sourde du monde arabe, et plus particulièrement de l’Égypte, que le film saisit dans une période historique de transition où quelque chose est entrain de mourir à jamais au seuil d’un avenir des plus incertains. Cette douleur au présent est portée par Khalid, le personnage principal, un jeune intellectuel indécis, une sorte de héros intranquille qui n’est pas sans rappeler le Fabrizio de Prima della Rivoluzione de Bertolucci. Khalid tourne un documentaire qu’il peine à terminer. Il arpente la ville du Caire, tente d’en saisir l’âme tourbillonnante tout en se cherchant un appartement, alors que les manifestations pour le changement se multiplient autour de lui, que son amie s’apprête à quitter le pays et que sa mère se meurt à l’hôpital. Autre image forte : au chevet de la vieille femme (il s’agit de la mère du cinéaste, morte durant le tournage), une fleur blanche dans un vase, un sucre qui se dissout en gros plan dans l’eau claire pour prolonger la vie végétale, et la caméra qui remonte lentement pour cadrer la fleur. Art subtil de la métaphore pour dire la mort qui vient. Mais, en filmant ainsi au plus près l’âme de celle qui entreprend le grand voyage, un sentiment d’immortalité prend corps dans le silence ouaté de la chambre. Ainsi va Les derniers jours d’une ville, mosaïque tremblée, éclatée, qui assoit pourtant avec grâce sa beauté mélancolique pour retenir la vie à la frontière du visible et de l’invisible, là où le réel ouvre sur des profondeurs insoupçonnées.

La démarche de Tamer El Saïd est passionnante à plus d’un titre. Écrit à partir de 2007, mais filmé entre 2008 et 2010, le film enregistre le pouls de la ville du Caire peu avant le début de la révolution de 2011. On y sent vibrer un réel volatile, constamment au bord du gouffre, alors que le personnage erre dans un chaos assourdissant qui renvoie à sa propre dérive intérieure. Mêlant fiction et documentaire, Les derniers jours d’une ville semble se chercher une forme dont l’hybridité incertaine renvoie au propre parcours indéterminé de Khalid. C’est de cette osmose entre la forme et le fond que naît la grande qualité d’émotion du film. Même si l’agitation politique et la répression étatique s’expriment au fil des évènements que le jeune homme croise sur son chemin, l’essentiel n’est pas là. Nous ne sommes pas ici dans un enregistrement plus ou moins frontal de l’Histoire comme dans Je suis le peuple d’Anna Roussillon, Après la bataille de Youri Nasrallah ou Tahir, place de la Libération de Stefano Savona. Les derniers jours d’une ville travaille à un autre niveau, plus impressionniste, plus viscéral aussi, un niveau qui creuse avec opiniâtreté le sentiment de perte et de deuil. Une perte ici incommensurable, liée au premier chef à l’histoire personnelle du cinéaste (voir entretien), mais aussi au gouffre entre les générations, au visage changeant de la ville, à l’adieu à un passé mythique que pourrait incarner à elle seule la voix d’Oum Kalthoum entendue en chemin. Deuil également face aux illusions perdues, évoquées lors de la rencontre au Caire entre Khalid et plusieurs de ses amis éparpillés par la guerre entre Beyrouth, Bagdad et Berlin, qui lui envoient des bouts de film à intégrer à son projet. À partir d’un récit déconstruit mais savamment maitrisé, d’un tournage « de style guérilla » guidé par l’énergie du moment qui donne lieu à une matière lâche et distendue cristallisant par fragments au montage, le film invente un temps cinématographique régie avant tout par l’intuition esthétique. Là réside la force de Les derniers jours d’une ville, dans une liberté de filmage et de montage qui surprend sans cesse. Peut-être parce que le doute qui taraude le cinéaste et son protagoniste agit ici comme un ferment de l’effusion poétique.

Le film est disponible actuellement sur MUBI.


19 février 2019