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Critiques

LES ENFANTS DES AUTRES

Rebecca Zlotowski

par Gérard Grugeau

Rebecca Zlotowski aime à rappeler la genèse de son dernier film qui était d’adapter le livre de Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Mais contexte de pandémie oblige, le projet va muter. À l’impotence du héros masculin de l’auteur, la cinéaste va substituer sa propre impuissance au féminin face à un désir d’enfant qui tarde à se concrétiser dans sa propre vie et à l’urgence imposée par l’horloge biologique. C’est cet espace de tous les questionnements à l’aube de la quarantaine que va explorer Les enfants des autres en dessinant un très beau portrait de femme aux prises avec un territoire des possibles qui s’ouvre soudainement à elle.

Rachel (Virginie Efira) rencontre Ali (Roschdy Zem) à un cours de guitare et c’est le coup de foudre, mais l’homme a une petite fille d’une précédente union avec Alice (Chiara Mastroianni). Se retrouvant bientôt à assumer le rôle de belle-mère, Rachel, éperdument amoureuse tout en étant taraudée par son obsession liée à la maternité, va devoir composer avec les sables mouvants de la famille recomposée où l’enfant de l’autredevient à la fois la source d’un nouvel attachement et l’élément perturbateur dans le couple. Voilà pour la toile de fond d’un récit en partie autobiographique que la mise en scène de Rebecca Zlotowski peint par petites touches finement observées qui confèrent au film une aura d’une infinie douceur traversée parfois de sourires déchirés, à l’image de son héroïne à la blondeur toute vénitienne, à la fois ferme face à l’égoïsme des hommes et capable de solidarité féminine. L’occasion pour la cinéaste de démontrer une fois de plus sa grande intelligence du casting en donnant vie à un couple de cinéma qui, après celui formé par Léa Seydoux et Tahar Rahim dans Grand Central (2013), fait montre d’une même chimie entre une Virginie Efira et un Roschdy Zem au sommet de leur art.

Le film ouvre sur une scène des Liaisons dangereuses (1959) de Roger Vadim que Rachel présente à ses élèves dans le cadre d’un cours. Il ne faut pas se laisser prendre au piège de l’amour, nous dit-on, car à la longue le plaisir risque de s’épuiser et de devenir triste. Ce risque de l’amour, l’héroïne le prend pourtant, et la cinéaste d’inscrire subtilement cette histoire dans la modernité avec une conscience aiguë des nombreuses injonctions auxquelles sont soumises les femmes par l’idéologie dominante. Une femme n’est-elle complète qu’une fois devenue mère, ou le choix d’une vie sans enfant est-il le signe d’une ultime libération, la vie tout court devenant en elle-même un projet, un devenir ? Rachel est au cœur de toutes ces contradictions, engagée qu’elle est dans sa vie professionnelle d’enseignante qui semble la combler, tandis que le manque affectif assombrit ses nuits.

couple souriant avec enfant

Si par le titre de son film Rebecca Zlotowski nous parle au pluriel, c’est aussi parce que Rachel est un sujet social, qu’elle est un être conditionné par ses liens familiaux, son origine de classe et la culture juive qui la constitue, de même que par tout ce qui la relie humainement au monde. Sur tous les plans, Rachel est perpétuellement dans le don d’elle-même, toujours à courir, happée par le tourbillon de la vie. Leïla, la petite fille d’Ali, tout comme l’enfant à naître de sa sœur monoparentale ou le jeune Dylan en échec scolaire qu’elle prend sous son aile, sont tous « les enfants des autres », cette part enviée qui lui échappe, la laissant incomplète au-delà de tous ses investissements personnels. Un autre enjeu que Rebecca Zlotowski évoque en pointillé est peut-être le lien brisé à la mère, morte dans un accident de voiture en présence de Rachel. Ce traumatisme originel, revécu lors d’une séquence avec Leïla sous une pluie d’orage, pourrait bien être la part inconsciente d’une personnalité que l’on sent à la fois attirée et déstabilisée par l’idée de la parentalité, cette « immense expérience collective que le monde entier traverse ». Mais « la vie est courte et longue », se dira finalement Rachel pour se rassurer devant son gynécologue vieillissant (Frederick Wiseman). Après tout, la transmission peut prendre bien des formes, comme le suggère éloquemment la dernière séquence qui se ferme sur une belle échappée.

Toute mise en scène est affaire de regard et le registre de la comédie romantique sied bien à Rebecca Zlotowski qui, compte tenu du positionnement de son personnage féminin, creuse ici un territoire fictionnel peu vu au cinéma alors que la société offre aujourd’hui une multitude de façons de « faire famille autrement ». Et ce regard posé sur le vécu contemporain des femmes, la cinéaste l’impose avec grâce et tendresse notamment par la maturité de ses dialogues, donnant ainsi toute son amplitude à la trajectoire de Rachel en belle-mère qui peine à trouver sa place dans un monde où tout se reconfigure. Loin d’essentialiser les femmes en les réduisant à leur rôle de génitrice tout en offrant le portrait d’un homme qui ne se sent pas atteint dans sa virilité en affichant sa vulnérabilité, le film ose la rencontre amoureuse – et le désir charnel – comme une fiction nécessaire et porteuse d’utopie à laquelle contribuent largement la sensibilité et la musicalité de l’image.

Pour peindre cet état amoureux bientôt contrarié par les affres de la séparation, la mise en scène ne craint pas de laisser libre cours à une tonalité lyrique nourrie par une trame musicale, riche et éclectique, qui soutient l’émotion sans jamais la souligner à gros traits. En de multiples variations, les envolées de Chostakovitch et de Monk, au même titre que celles de Doris Day, Julien Clerc ou Yves Simon multiplient les points d’orgue en phase avec l’intimité des personnages. Parfois, le lyrisme attaché aux semelles de vent d’un temps qui fuit, inexorable, s’évapore somptueusement à l’image à la faveur de fermetures à l’iris où cristallise l’acmé du parcours émotionnel de Rachel. Autant d’éléments stylistiques à la fois sobres et puissants qui participent de cette douceur du regard qui irradie l’écran en s’abandonnant à l’écoute des corps et à leur mise en lumière.


22 juin 2023