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Critiques

Les éternels

Jia Zhangke

par Carlos Solano

Les éternels apparaît à un moment où le réalisateur chinois Jia Zhangke entreprend de s’engager intensément sur plusieurs fronts : désormais, il produit des jeunes réalisateurs, protège et encourage un cinéma non normé, recycle une ancienne usine de moteurs diesel en sièges pour un Festival de cinéma indépendant à Pingyao ou, encore, se fait élire député dans sa région natale à l’Assemblée nationale populaire de Shanxi. C’est dire, face à cette énergie foudroyante, à quel point l’effervescence artistique de Jia ne saurait se mesurer à l’échelle d’un seul film.

Dans Les éternels tout est possible : voir apparaitre un ovni dans la nuit, frôler la mort et passer cinq ans en prison suite à un caprice pour des dumplings, se faire voler son passeport et retrouver subitement le coupable quelques plans plus tard, au coin d’une rue. Tout peut basculer, couler brutalement dans son contraire, être sollicité par l’inattendu. Cela ne fait pas pour autant de Les éternels un film manichéen mais plutôt une œuvre résolument dialectique, consciente de ses contradictions plutôt que fataliste.

Son récit s’inscrit dans la Chine des deux dernières décennies, celle des mutations accélérées. Comme souvent chez Jia, la région de Shanxi sert d’emblème à la logique d’un pays déchiré par les bulles spéculatives, phagocyté par le capitalisme, régenté par les lois de la pègre, marqué par le durcissement du système pénitentiaire. Qiao, interprétée par Zhao Tao, prouve que, dans ce monde livré à la déraison, il est possible de survivre et de renaître dans ce qui a été brûlé ; mais le personnage prouve aussi, et de façon beaucoup plus importante, que dans ce monde administré par les hommes, responsables de toutes les fautes commises, ce sont toujours les femmes qui payent le prix à leur place. Davantage que pour un amour perdu, Qiao lutte pour retrouver une paix sociale, un monde où se sacrifier pour l’autre ne soit plus châtié par la loi mais célébré par le bon sens.

D’où le constat qu’il n’existe aucune différence entre l’ordre social et la criminalité, que toutes les pratiques sociales sont travaillées et légiférées par des imaginaires imposés. C’est dire à quel point Jia s’affirme en brillant analyste politique. Les éternels propose de montrer l’ensemble du décor, là où le faux n’a plus d’endroit où se cacher et où la couche de vernis n’est plus possible. Il suffit d’élargir le cadre, c’est-à-dire d’inscrire l’invention d’une fiction dans l’image d’une époque et d’un pays. Alors que toute la première partie du film répond aux codes établis et jubilatoires du film de gangsters, travaillée par la récurrence de plans serrés, par la construction d’ambiances nocturnes et par la description d’un univers détaché du monde, la deuxième, elle, se charge d’ancrer littéralement la fiction dans un cadre plus ample. La fiction et le documentaire n’interviennent plus à titre de repères ou de catégories purement théoriques, mais deviennent des armes de cinéaste qu’il importe de penser dans leur imbrication spontanée. De facto, l’injustice sociale est traitée en désir de vengeance et la paix mondiale, en recherche d’amour.

Les éternels, en plus de renvoyer Jia Zhangke du côté des cinéastes politologues les plus incisifs qui soient, révèle une extraordinaire acuité émotionnelle. Très peu de plans sont nécessaires pour décrire des affects éminemment complexes : l’expérience de la fusion s’assume et se condense sur le visage de Qiao lors d’un spectacle de chant ; il suffit d’une arme jetée par terre pour métamorphoser l’euphorie d’une danse en menace de mort ; un seul plan-séquence dans une chambre d’hôtel permet d’illustrer la perte de soi dans le rapport à l’être aimé. Soustraction plutôt qu’addition des plans, logique du « less is more » : Jia actualise la recherche d’une économie narrative devenue rare aujourd’hui et rend le cinéma à sa nature de synthèse anthropologique.

Jia Zhangke ne rapproche pas des plans : il invente des collusions. Il ne se contente pas de montrer : il fixe jusqu’à l’insoutenable. Il ne distribue pas des rôles : il demande à son actrice de payer pour tout, d’accumuler les déchirures morales et physiques d’un pays tout entier. À ce titre, Les éternels prouve qu’un film peut saigner[1].

[1] À propos d’un autre film de Jia, A Touch of Sin, le critique américain Daniel Kasman déclarait : « Indeed, while a film cannot draw real blood ».


21 mars 2019