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Critiques

Les êtres chers

Anne Émond

par François Jardon-Gomez

C’est un cliché de le dire, mais il y a toujours une fébrilité particulière à l’idée de découvrir la deuxième œuvre d’un artiste qui s’est illustré avec sa première création. Anne Émond, qui présente cette semaine Les êtres chers, avait fait beaucoup de bruit en 2012 avec son premier long-métrage Nuit #1. On y découvrait une langue volontairement artificielle – principalement constituée de longs monologues où deux jeunes trentenaires s’interrogeaient sur le monde (et leur monde) après une baise de premier soir – appuyée par un parti-pris formel (longs plans fixes, champ-contrechamp presque radical, gros plans sur les visages et les corps du duo d’acteurs) cohérent et qui témoignait d’une véritable proposition esthétique. Émond appuyait également son film sur une lecture d’un des livres les plus importants de la Révolution tranquille (le Prochain épisode d’Hubert Aquin, qui fête incidemment ses 50 ans cette année) pour mesurer la désillusion et le désengagement qui hantent sa propre génération.

Avec Les êtres chers, Émond reste dans les territoires de l’intime, de la transmission et de l’héritage, cette fois avec une histoire familiale qui fait de la question du suicide son point central. Le film s’ouvre in media res sur une image-choc : deux hommes détachent un pendu. Parmi ces hommes, André, fils aîné du mort. Pour protéger son jeune frère David et ses sœurs, mais aussi sa mère, il décide de mentir et fait passer la mort pour une crise cardiaque. D’emblée, le spectateur est placé en position de surplomb par rapport à David, que l’on suivra ensuite pendant vingt-cinq ans, notamment dans sa relation avec sa fille Laurence.

Il y a d’abord là une idée sensible et intelligente d’un point de vue scénaristique, qui renforce l’empathie qu’Émond cherche à susciter chez son spectateur. Parce que Les êtres chers est un film qui carbure d’abord et avant tout à l’émotion, ce qu’il fait d’assez belle manière la plupart du temps. La réalisatrice a une réelle sensibilité aux êtres et aux choses qui lui permet de donner corps à des personnages solides, surtout celui de David. On s’attache aisément à cet homme sensible, mais faillible parce qu’empreint d’une mélancolie dont il a hérité sans en comprendre toutes les causes ou les mécanismes. Ébranlé en son for intérieur par la dureté du monde, il espère trouver un salut dans la solidité du noyau familial qu’il crée avec sa femme Marie. De fait, ses doutes quant à la paternité n’en sont que plus touchants et témoignent d’un regard sur la famille qui n’est ni complaisant ni dévastateur, mais qui en révèle toutes les aspérités.

Traitant d’un sujet intime et personnel, Émond trouve souvent le ton juste, aidée par le rôle qu’elle confie à son spectateur, capable de voir les coups venir et donc de s’attacher aux personnages. Son travail sur l’ellipse et la durée fait évoluer le film par petites scènes et lui permet de mettre en lumière tous ces petits riens qui composent l’existence humaine. Dans ses meilleurs moments, le film évoque les sagas familiales d’Olivier Assayas.

Mais le mérite du film s’arrête là, parce qu’il n’y a pas dans Les êtres chers grand chose de nouveau à retirer de cette réflexion esquissée sur la transmission, l’héritage et la mélancolie. Le film souffre également d’un problème d’équilibre scénaristique : à trop insister sur la relation entre David et Laurence, on perd la puissance des autres liens familiaux et de l’amour qui les sous-tend. Plus encore, le film avance trop vite pour son propre bien, gérant parfois mal ses ellipses ce qui empêche à certains personnages d’être assez bien installés pour que leurs réactions soient crédibles. Ainsi en va Laurence, pourtant bien défendue par Karelle Tremblay : dans une de ses premières scènes d’adolescente, elle se fâche après que David ait consulté son journal de création. Jusqu’à ce point, la relation avec son père est pleine de complicité et de tendresse, si bien que le « fuck you, j’t’haïs » qui clôt la discussion apparaît comme trop exagéré, voire ridicule, pour être convaincant. Ailleurs, le film pêche par défaut d’explications, comme cette scène de cours de philo au Cégep où un professeur explique la définition étymologique de la mélancolie tandis que la caméra est braquée sur le visage de Laurence.

On ne trouve pas non plus grand chose dans la réalisation d’Émond qui fait ressortir le film de la production québécoise actuelle, notamment parce que Les êtres chers est exempt d’une proposition esthétique aussi forte et cohérente que celle qui soutenait Nuit #1. Le tout est généralement bien fait, filmé au plus près des corps, mais la cinéaste ne réussit pas assez souvent à faire parler les images par elles-mêmes. Si elle réussit à ne pas transformer le décor du bas-du-fleuve en carte postale, on ne peut en dire autant de Barcelone, que Laurence visite à un moment-clé du récit. Le voyage de Laurence est par ailleurs inégal : d’abord sans intérêt alors qu’on suit mollement la jeune fille qui déambule dans les rues et s’émerveille devant la beauté du parc Güell, il devient puissant dans une scène de party alors que la caméra capte quelque chose de sa mélancolie au milieu de la foule en liesse.
Autrement, les moments forts sont souvent suivis d’un plan qui brise le rythme. Ainsi de cette scène où David se met à pleurer, seul, en conduisant, scène qui fonctionnerait par elle-même, pourtant suivie d’un plan sur la voiture arrêtée au bord de la route qui n’a comme effet que de nous couper du moment.

Émond tient pourtant un sujet touchant, des acteurs de qualité – de toute évidence, la réalisatrice est une bonne directrice d’acteurs – et une trame sonore généralement inspirée (marquée par la douce musique d’Elliott Smith, le rythme rock de Blind Melon et la chanson J’ai planté un chêne de Gilles Vigneault, attendrissant leitmotiv qui anime David), mais le produit final reste en quelque sorte inférieur à la somme de toutes ses qualités parce que les sources de décrochage sont trop nombreuses.

 

La bande-annonce des Etres chers


19 novembre 2015