LES FANTÔMES
Jonathan Millet
par Cédric Laval
Les fantômes du titre sont d’abord des ectoplasmes luminescents sur écran noir, puis des silhouettes, puis des visages anxieux : des hommes sont entassés dans un camion avant d’être abandonnés en plein désert syrien par des militaires hargneux. Aux yeux des militaires, le sort de ces malheureux ne fait pas de doute : « Regarde, il est déjà mort ! », s’exclame un soldat qui voit s’éloigner un prisonnier, titubant sous un soleil de plomb. Ellipse : deux ans plus tard, le prisonnier est un réfugié syrien, prénommé Hamid (Adam Bessa), échoué à Strasbourg. Les fantômes sont devenus autres : Hamid n’est plus une âme errante, mais un fantôme par nécessité, membre d’un groupuscule d’activistes clandestins traquant des criminels de guerre du régime de Bachar al-Assad, qui cherchent eux-mêmes à disparaître dans la nature. Le pluriel du titre prend tout son sens dans la polysémie de ces figures spectrales, même si l’action finit par se concentrer sur le fantôme Hamid, lancé aux trousses du fantôme Harfaz, le bourreau qui l’a torturé dans les geôles syriennes. Hamid n’a pour indices qu’une photo floue et une identité fuyante, ainsi que des souvenirs olfactifs, tactiles et sonores, puisque le tortionnaire agissait sur ses victimes en les couvrant d’un masque afin de ne pas voir leurs visages. Il croit reconnaître Harfaz en la personne d’un étudiant (Tawfeek Barhom) qu’il se met à suivre dans les couloirs de l’université. Hamid déambule sur une bande-son anxiogène, il semble invisible au regard des autres, et l’homme (le fantôme) qu’il suit disparaît au gré des plans, accusant encore la nature spectrale de cette traque.
En quelques séquences, le réalisateur Jonathan Millet, dont c’est le premier long métrage de fiction, fait preuve d’une maîtrise impressionnante pour poser les bases d’un thriller psychologique passionnant. Car au-delà des enjeux politiques évidents, le film se présente d’abord comme le récit d’une obsession. À force de ne penser qu’à lui, de l’épier, d’écouter en boucle des bribes de voix enregistrées sur son téléphone cellulaire, Hamid risque de perdre le contact avec la réalité, comme le craignent les autres membres de son groupe d’activistes, à qui il se confie. Jonathan Millet filme cette obsession en gros plans, scrutant sur le visage d’Hamid la moindre émotion, plutôt que de filmer le contrechamp du réel qui l’a suscitée. Des voix se superposent à ces gros plans, dont on ne sait parfois si elles relèvent d’une forme de hantise, ou d’une communication concrète avec des interlocuteurs en chair et en os. Par moments, cette obsession devient presque sensuelle, comme dans ce plan où Hamid est proche de se coller à celui qu’il suit, et hume longuement son odeur. Le trouble obsessionnel est tel qu’Hamid, en se fondant dans son ombre, devient presque un double de Harfaz : il l’observe, arpentant avec sa copine les allées d’un marché de Noël, avant de reproduire les mêmes allées et venues, quelques séquences plus loin, avec Yara (Hala Rajab), une compatriote qui l’a aidée dans son enquête ; il le suit jusqu’à son appartement et plaque sa main, son visage, contre la porte, comme pour faire corps avec son lieu de vie. Le fantôme d’une fraternité passée, celle d’avant la guerre civile en Syrie, traverse l’écran : ne communient-ils pas autour d’une même pâtisserie syrienne offerte par Harfaz ? Ce dernier semble d’ailleurs objectiver leur lien fraternel lorsqu’il suggère : « la vie était dure au pays, c’est pour ça qu’on est partis, non ? »
En virant à l’obsession, le thriller psychologique prend le risque d’une certaine redondance, voire d’une certaine lenteur, et la corde tendue dans les premières séquences se relâche un peu dans le second tiers du film. À l’opposé, le dénouement est un peu précipité, comme si le réalisateur n’avait plus confiance dans ce rythme lancinant qu’il avait pourtant déployé de manière assumée. Témoin, cette scène de repas, filmée en plans rapprochés et en champ-contrechamp, en temps réel (elle dure près de douze minutes), où les deux protagonistes discutent, presque dans un murmure, comme isolés dans leur bulle, instaurant un jeu du chat et de la souris, angoissant pour le spectateur, au risque d’une certaine invraisemblance (comment un criminel en fuite peut-il ne pas trouver suspect le comportement de ce compatriote stressé, assis en face de lui ?). Le jeu d’Adam Bessa est à l’image de ces ruptures de rythme : tantôt très incarné, laissant éclater tension et vulnérabilité ; tantôt d’une neutralité presque froide, comme si le fantôme qu’il était devenu avait tué en lui toute forme d’expressivité.
Ces quelques réserves n’atténuent pas la réussite d’ensemble, qui peut, par certains aspects, faire songer à un autre grand film français de ces derniers mois, L’histoire de Souleymane. Les deux films racontent l’histoire d’un réfugié politique tentant de gagner sa place dans une société d’accueil réticente ; dans les deux cas, le seul lien qui unit le personnage à son passé s’incarne dans une mère distante, avec laquelle on cherche à garder contact ; tous deux mettent au cœur de leur dispositif narratif la thématique du mensonge. Toutefois, cette dernière thématique prend une signification bien différente dans Les fantômes. Le mensonge est une protection contre les indicateurs secrets de Bachar al-Assad, essaimés parmi les réfugiés. Mais la conséquence de ce mensonge est une perte d’identité avec laquelle le personnage d’Hamid doit vivre, et souffrir. Yara n’est pas dupe de ses mensonges lorsqu’elle affirme : « Dans une autre vie, tu me dirais ton vrai nom. » Hamid lui-même avoue naïvement, à l’un de ses contacts dans le réseau auquel il appartient : « S’il te plaît, j’ai besoin de quelque chose de vrai ! » Ultimement, si l’on reste scotché à notre siège par les questionnements propres au thriller (le coupable désigné est-il réellement coupable ? le châtiment, légitime ou non, sera-t-il consommé, et sous quelle forme ?), c’est bien la question de l’identité qui provoque des frémissements d’émotion : quel est le destin promis à un fantôme sans qualités, à un homme sans nom, s’il n’a plus la liberté de voir sa mère, d’aimer et d’être aimé, de créer une fraternité autre que celle fondée sur la vengeance et sur la haine ?
15 mars 2025