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Critiques

LES FEUILLES MORTES

Aki Kaurismäki

par Gérard Grugeau

Il est des films qui lavent le regard tant la mise en scène accouche d’une forme pure qui transfigure le réel et installe la sensation au-delà des mots, des clichés et des habitudes. Par son économie et sa précision, Les feuilles mortes d’Aki Kaurismäki est de ceux-là. Comme le formulait Bresson, référence incontournable de l’art selon Kaurismäki, un film « n’est pas fait pour une promenade des yeux, mais pour y pénétrer, y être absorbé tout entier ». Et pour ce faire, l’auteur d’Au loin s’en vont les nuages (1996) et de L’homme sans passé (2002) cultive une fois de plus un minimalisme lumineux qui émonde le superfétatoire, retranche les images trop attendues afin d’affirmer une vérité. Quintessence du cinéma du maître finlandais, Les feuilles mortes nous rappelle éloquemment qu’il n’y a pas d’image sans regard. Et, à l’heure où sévit sur les écrans et les plateformes le rouleau compresseur du visuel mondialisé, le film inébranlable dans sa forme et son propos n’en est que plus précieux.

Cette tragicomédie s’inscrit dans la continuité de l’œuvre, ajoutant un nouveau jalon à la trilogie du prolétariat composée en amont de Ombres au paradis (1986), Ariel (1988) et La fille aux allumettes (1990). Chez le cinéaste pour qui « le sens de la vie est de se forger une morale personnelle qui respecte la nature et l’homme, puis de s’y tenir[1] », le prolétariat n’est pas un vain mot. Il est le référent de tous les films, le sésame d’une vision du monde où les exclus du jeu social luttent pour leur survie et leur dignité face à un capitalisme déshumanisé qui les relègue au rang de rebuts. Ansa (Alma Pöysti), caissière dans un supermarché bientôt congédiée, se voit ici menacée de finir dans les poubelles (motif récurent) comme les produits périmés de la surconsommation. Errant de petit boulot en petit boulot, elle rencontre à une soirée de karaoké Holappa (Jussi Vatanen), un ouvrier alcoolique à l’identité morcelée qui boit sa solitude jusqu’à plus soif. Dans leur dérive et leur timide tentative de rapprochement, nos deux héros acculés à la précarité ont bien des points communs : l’ironie du désespoir des laissés-pour-compte, le sens de la solidarité chevillé au corps et le refus viscéral de céder aux compromissions et à la vulgarité d’une société corrompue par l’argent. Mais chez Kaurismäki, la société n’est pas le monde. Et le monde caché dans le frémissement des images et des sons a sa propre partition, mélancolique, parfois absurde, mais toujours attentive aux pas de « ceux qui s’aiment sans faire de bruit », comme dans l’impérissable chanson de Prévert qui donne son titre au film.

Le monde chez Kaurismäki est ce que crée la mise en scène, associée chez lui à un réalisme poétique aux couleurs saturées et aux cadrages fixes, reconnaissable entre tous, qui confère au réel toute sa matérialité. Complice, la caméra va à l’essentiel, sollicitant tout ce qui participe de la puissance du plan, sondant ainsi décors, objets, corps et regards en quête des fluctuations internes qui prennent vie dans les rapports d’images. Au centre de ce dispositif à la fois ouvert et rigoureux où les dialogues parcimonieux fuient toute psychologie et sont livrés sans pathos : le miracle de l’amour, ultime refuge d’un temps présent inhospitalier. Comme toujours, la trajectoire du couple en devenir (Alma Pöysti et Jussi Vatanen remplaçant ici les fidèles Kati Outinen et Matti Pellonpää) ne sera pas sans heurts, les élans du cœur chez Kaurismäki étant souvent contrariés par un ordre social intraitable et un destin capricieux qui n’est pas sans rappeler celui qui s’acharnait sur les personnages de An Affair to Remember de Leo McCarey (1957). Accompagné du chien abandonné qu’elle a recueilli (la figure de l’animal est aussi une constante), Ansa sera, elle, bel et bien au rendez-vous de l’amour, prête à affronter avec Holappa un avenir aussi fragile qu’incertain, une vie à deux où, dans le dernier plan, on s’éloigne confiants vers la ligne d’horizon comme dans Modern Times de Chaplin (1936).

femme avec un chien assis sur le même fauteuil

Ici, l’amour fleurit sous les auspices d’un cinéma rassembleur avec en arrière-plan les affiches des films de Godard, Bresson, Melville, Visconti, Huston ou autres productions de séries B. Preuve de l’humour décalé du cinéaste, les deux tourtereaux scellent leur rencontre lors d’une projection de The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch (2019), un film de zombies qui renvoie en miroir au capitalisme cannibale symbolisé par la viande sanguinolente entraperçue précédemment dans un plan au supermarché. Chez Kaurismäki, les images sont liées par ailleurs à tout un univers sonore qui contribue à ce monde unique et singulier que la mise en scène fait advenir. Sans compter que les objets du quotidien ont une âme et certains grésillent, comme le poste de radio, compagnon de solitude, par lequel entrent toutes les rumeurs d’un autre monde, celui de l’actualité, ravagé par la guerre et la barbarie, l’agression de l’Ukraine par la Russie toute proche succédant ici à la répression chinoise sur la place Tian’anmen de La fille aux allumettes.

Mais dans Les feuilles mortes, priorité est donnée à la musique et aux chansons populaires qui sont le reflet des états d’âme des personnages. Si quelques envolées classiques reviennent comme un souffle de vie irrépressible pour peindre aux couleurs du mélodrame la romance naissante entre Ansa et Holappa, toute cette construction par le son émaillée le plus souvent de ritournelles sentimentales sert avant tout de liant mélancolique entre les espaces. Dans une magnifique séquence, l’air de Mambo Italiano amorcé dans la cuisine du Pub California qui emploie Ansa ressort au plan suivant de la bouche d’un juke-box répandant, à la faveur d’un travelling arrière tout en fluidité, l’ineffable mélodie dans la grande salle du bar attenante où stagnent les histoires muettes d’une clientèle imbibée et où les futurs amoureux échangeront un regard. Souveraine, la mise en scène rapproche ainsi les êtres et les choses, images et sons faisant front commun. À n’en pas douter, il y a là le plus bel acte de foi envers le cinéma qui soit. Face à la société grise qui asservit les êtres, Les feuilles mortes ne nous offre rien de moins que le monde, celui d’une radieuse subversion où la dignité butée et la puissance de l’amour redonnent toute leur grandeur aux invisibles et aux déclassés.

[1] Peter von Bagh, Aki Kaurismäki, Éditions Cahiers du Cinéma et Festival international du film de Locarno, 2006.


5 Décembre 2023